Meurtre télécommandé de Janwillem Van de Wetering (Scénario), Paul Kirchner (Dessin)
(Murder by Remote Control)

Catégorie(s) : Bande dessinée => Aventures, policiers et thrillers

Critiqué par Blue Boy, le 17 décembre 2022 (Saint-Denis, Inscrit le 28 janvier 2008, - ans)
La note : 8 étoiles
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Cauchemar U.S. en cinémascope

Mr. Jones, un puissant entrepreneur qui a pour projet d’implanter une raffinerie de pétrole sur la côte sud du Maine, un endroit paradisiaque pour les amoureux de nature intacte, est venu s’y reposer le temps d’un week-end. Sa petite partie de pêche en barque s’annonçait bien, si ce n’était cet avion miniature télécommandé qui provoquera sa mort… Doté de pouvoirs psychiques, l’inspecteur Brady va tenter d’élucider ce crime mystérieux…

Une fois encore, ce sont les Editions Tanibis qui nous permettent de découvrir l’œuvre de cet auteur américain atypique qu’est Paul Kirchner. Publié pour la première fois aux Pays-Bas en 1984, puis aux Etats-Unis en 1986, « Meurtre télécommandé » est présenté dans une version noir et blanc. Plus connu pour ses strips de « The Bus » publiés dans la revue américaine « Heavy Metal » ou ses histoires courtes mettant en scène son héros fétiche, « Dope Rider », Kirchner n’est pas ce qu’on peut appeler un auteur de bande dessinée prolifique, sa principale activité étant centrée sur l’illustration. Mais s’il devait être associé à un genre, cela aurait plus à voir avec la mouvance alternative U.S. née à la fin des années 70, mais dans un registre lorgnant vers le surréalisme, à l’instar d’un Charles Burns ou d’un Daniel Clowes.

La couverture de « Meurtre télécommandé » résume parfaitement la teneur de cet album, qui montre un flic, borsalino vissé sur la tête et revolver à la main, doté d’un intrigant troisième œil sur le front. Car si l’ouvrage a toutes les apparences d’un polar classique dans sa forme, la narration va dévier vers une sorte d’univers parallèle.

Le pitch semble avoir été vu mille fois à travers la littérature ou le cinéma : suite à la mort suspecte d’un richissime industriel dans une province où il ne se passe jamais rien habituellement, un inspecteur envoyé par la police d’Etat va débarquer tel un chien dans un jeu de quilles, mal accueilli par le shérif local et ses collaborateurs. Mais le cliché va s’arrêter là, car très vite le récit va évoluer vers le bizarre, ce qui déconcertera sans doute les amateurs d’enquêtes rationnelles. Quoi qu’on en pense, l’objet intrigue au plus haut point et on sent que l’on a affaire ici à une œuvre tout à fait unique, même s’il est difficile de savoir par quel bout on doit l’appréhender. Une chose est sûre, l’album vaut davantage pour son dessin et l’imagerie fantasmagorique qu’il développe à partir d’un texte paradoxalement plutôt ordinaire.

L’inspecteur Brady va donc mener son enquête auprès des principaux suspects, tous voisins de Jones, aucun n’étant vraiment enclin à regretter sa disparition. Des personnages généralement hauts en couleurs : un vieil homme un peu ermite vivant dans la ferme de ses ancêtres, sans doute le plus équilibré de tous ; une jeune femme cultivant amoureusement ses plantes aux vertus magiques dans le jardin de sa grande demeure victorienne ; un genre de tête brûlée vissé en permanence sur sa moto tricycle depuis un grave accident qui l’a laissé handicapé, toujours escorté de deux créatures de rêve ; et enfin un sosie mythomane de Clark Gable dénommé Steve Goodrich qui coule une retraite paisible en compagnie de son majordome dans sa luxueuse villa. Quant à l’inspecteur, il apparaît davantage comme un observateur à la fois détaché et mécanique, peu impliqué dans la résolution du crime, pris dans une sorte d’errance onirique stimulée par son don de double vision que permet son fameux troisième œil. Ses visions délirantes jaillissent à la figure du lecteur en état d’hypnose, fourmillant de mille détails à la symbolique surréaliste — on pense parfois à Magritte — matinée de bouddhisme ésotérique, de références chamaniques et de pop-culture, où les contradictions de l’Amérique et ses cauchemars se donnent en spectacle. D’une grande élégance, son trait très réaliste, en apparente contradiction avec le propos, est pourtant totalement assumé par son auteur qui dit lui-même : « J’ai toujours eu l’intention de dessiner les visions avec le même réalisme que tout le reste. Pour moi, traiter l’irréel de façon réelle est l’essence du surréalisme. »

La postface signée par Paul Kirchner lui-même apportera des éléments éclairants pour ceux qui désirent mieux appréhender l’ouvrage. Ce dernier y parle notamment de sa rencontre et de son amitié avec le co-auteur Janwillem Van de Wetering, une personnalité hors-normes, peut-être une sorte de condensé des personnages de l’histoire, versé dans la philosophie zen et capable de suspendre dans son salon « une grande maquette en bois de ptérodactyle ».

« Meurtre télécommandé », qui n’a pas été conçu d’un simple claquement de doigt, a nécessité une gestation de plusieurs années. Né de la rencontre de deux hommes, « que les lois de l’univers (…) ont poussé l’un vers l’autre », selon les propres termes de Van de Wetering, ce que l’on pourrait qualifier de rêve artistico-éditorial puissant secrété par le subconscient de Paul Kirchner méritera assurément plusieurs lectures, afin d’en capter au mieux toute la richesse intrinsèque.

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