L'Arabe du futur - tome 6 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1994-2011)
de Riad Sattouf

critiqué par Blue Boy, le 14 août 2024
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Tuer l'ombre du père
C’est avec un plaisir non feint que je me suis plongé dans ce dernier tome, et un certain vague à l’âme à l’idée que cette excellente saga se termine. En 1994, Riad Sattouf n’a plus que deux ans avant l’âge adulte, mais il est toujours aussi complexé. Ce grand ado n’a pas de copines, pas d’amis, et pourtant, il est le plus heureux du monde. Imaginez ! Il vient d’entamer des études de dessin, ce qui va lui permettre de développer son art… et de contribuer à produire cette magnifique épopée familiale qu’est « L’Arabe du futur », succès international traduit en 23 langues, qui nous enthousiasme tant depuis dix ans !

Mais comme on le voit, les débuts n’ont pas été faciles, et il s’en est fallu de peu pour que le jeune Sattouf renonce à ses rêves de dessinateur. Entre les contraintes financières et les doutes qui l’assaillent sur son réel talent (avec tout de même un ego qui avait tendance à enfler « puissamment »), conjugués à la crainte de devoir faire son service militaire, celui-ci aurait pu ne jamais connaître le conte de fées qui s’en est suivi. D’autant que les premières années de sa vie n’en ont pas toujours été un, de conte de fées… En raison principalement d’un père complètement largué, mythomane et traditionaliste, qui avait kidnappé son jeune frère Fadi pour le ramener en Syrie, une initiative qui usa psychiquement sa mère, et par ricochet ses grands-parents. Ce père, qui ne semble pas disposé à revenir en France, va faire peser le poids de la culpabilité chez Riad, en pratiquant sur lui un odieux chantage affectif.

Bref, on ne va pas résumer ce tome assez consistant (176 pages) en seulement deux paragraphes, parce qu’en plus il se passe énormément de choses. A aucun moment, on ne s’ennuie, « L’Arabe du futur 6 », comme ses prédécesseurs, confirme son statut de « page turner ». Le talent de conteur de Riad Sattouf, son extrême sincérité, cette capacité à se « foutre à poil » de façon plutôt factuelle, un trait minimaliste et « modeste », tout en rondeur, avec plein de gros nez et d’expressions hilarantes, conjugué à une certaine autodérision (là où d’autres pratiqueraient l’auto-apitoiement), le cocasse de certaines situations très réalistes, associé à un don d’observation fabuleux et un brin moqueur, la trame textuelle principale complétée par des commentaires en « off » , comme une confidence plus intime à l’attention du « lecteur-ami » , marque de fabrique de l’auteur. Autant d’ingrédients qui ont contribué au succès de cette autobiographie extrêmement attachante.

Mais Riad Sattouf n’est pas juste un auteur de BD « rigolo ». Il montre ici qu’il sait faire preuve d’une certaine gravité par rapport à l’insouciance apparente de ses premières années, mais sans s’appesantir outre mesure, en se montrant quand il le faut plus factuel que moqueur (une ironie pleine de candeur et sans méchanceté, même si on sent que son père est moins épargné, et à juste titre). Narré par une autre personne, cette épopée, surtout dans les deux derniers tomes, aurait pu être réellement plombante, tant certaines situations semblent pathétiques ou cruelles, voire tragiques. A commencer par celle de sa mère, minée par l’absence de son grand fils Fari enlevé par son père, mais aussi l’arrivée dans le grand âge de ses grands-parents et les drames qui en découlent… Mais Riad a bien retenu la fameuse maxime sur l’humour, « politesse du désespoir », et sait la mettre en pratique avec un savant sens du dosage. Ce qui nous évite, on lui en est fort reconnaissant, tout pathos inutile, faisant confiance à ses lecteurs pour juger si oui et à quel moment les larmes méritent d’être versées.

Avec le rêve de Fadi, le tome 6 vient clôturer la saga avec justesse. Une conclusion terrible — dont on ne révélera évidemment rien — et qui pourtant synthétise parfaitement ce que fut véritablement ce père. Même après son retour en Syrie, il resta, non sans une certaine perversité, omniprésent dans la psyché familiale et continua à faire peser son aura toxique sur les états d’âme de Riad, mais heureusement pour nous lecteurs, ne le dissuadera pas de renoncer – même s’il aura eu ses périodes de doute — à son ambition de devenir un grand dessinateur. Et pour toutes les raisons énoncées dans ma chronique globale sur cette histoire incroyable, « L’Arabe du futur » marquera d’une pierre blanche le neuvième art du XXIe siècle, au même titre que « Maus » au siècle précédent.