Les dépossédés: L'instinct de survie des classes populaires
de Christophe Guilluy

critiqué par Colen8, le 15 février 2023
( - 83 ans)


La note:  étoiles
Les bobos dans le collimateur
Fidèle à ses précédents écrits Christophe Guilluy enfonce le clou. La mondialisation favorable aux classes aisées les mieux éduquées a produit une inversion du modèle progressiste antérieur. Une partie de la classe moyenne s’est trouvée tirée vers le bas tandis que l’autre a pu rejoindre celle des possédants plus ou moins fortunés. La pandémie Covid en a accéléré la prise de conscience. En effet le confinement et son corollaire du télétravail ont fait bondir la demande des résidences secondaires, donc les prix notamment sur le littoral. Il est devenu impossible aux jeunes natifs du cru, aux classes populaires et aux saisonniers de se loger à proximité de leur travail en dehors de l’habitat social. La fracture déjà marquée avec les métropoles poussant à les reléguer vers la périphérie s’est encore élargie après l’ample contestation des Gilets jaunes. La réussite de quelques exceptions issues des quartiers dits sensibles ne suffit pas à justifier la vie ordinaire de l’immense majorité des autres. Se sentant abandonnés par les institutions, se vivant privés de services publics, discriminés en règle générale, menacés par la pression migratoire, il reste à ceux qui vivent dans des zones potentiellement enviables à s’engager dans une voie positive de reconstruction.
Une analyse souvent pertinente de la résistance des classes populaires contre leur effacement, mais gâchée par un excès d'amalgames et une posture parfois "victimaire" presque stigmatisante 7 étoiles

Christophe Guilluy, géographe qui s’est consacré à l’analyse des « fractures françaises » et des inégalités territoriales, est aussi un essayiste engagé, qui pâtit d’une mauvaise réputation dans les milieux universitaires, parce qu’il n’est pas du sérail (il n’a pas soutenu de thèse de doctorat) mais surtout parce qu’il est accusé de faire le jeu du Rassemblement National, qui a récupéré sa théorie du déclassement de la « France périphérique ». Pourtant, à la lecture de l’essai, qui fait moins de 200 pages et se lit aisément, Christophe Guilluy me semble plutôt une sorte de communiste à l’ancienne ayant évolué vers un « socialisme souverainiste » proche de Chevènement. Le style, qui se dénote des études classiques par sa véhémence, est agréable à lire, l’auteur n’hésitant pas à décocher quelques flèches et coups pieds bien sentis à ses contempteurs, notamment aux élites politiques qu’il appelle presque à renverser par une révolte populaire ! Néanmoins, la thèse centrale, celle du mépris et de l’effacement du peuple, est fragilisée par un excès d’amalgames (dont certains sont presque grotesques, comme sa comparaison – assez ridicule - entre Jack London et JD Vance en « transclasse repenti », et ses rapprochements caricaturaux entre Donald Trump, Marine Le Pen, Fabien Roussel et Jean-Pierre Chevènement en défenseurs du peuple contre le modèle néolibéral, comme si Donald Trump, qui a transformé la Maison Blanche en club house de milliardaires, n’était pas un ploutocrate…) et une lecture beaucoup trop binaire de la société, en mode « lutte des classes » : les élites contre le peuple, les grandes villes contre les campagnes, les bourgeois contre les ouvriers et les paysans, le progressisme contre les traditions, la mixité contre l’identité, etc. A tel point que je me suis parfois demandé si l’auteur ne voyait pas la société telle qu’il l’avait conceptualisée au lieu de la voir telle qu’elle est. Pourtant, même s’il y a sans doute un fort biais d’interprétation dans les analyses de l’auteur, et aussi beaucoup d’excès dans sa posture « victimaire » (allant presque jusqu’à affirmer que toutes les mesures de protection environnementales sont prises à dessein pour opprimer le peuple et bafouer son droit à vivre comme il l’entend, presque comme si polluer était légitime !), plusieurs arguments font mouche (notamment ceux sur la confiscation du débat public par les « experts » et l’incompréhension des élites) et il serait stupide de les rejeter en bloc. Sa présentation du mouvement des « gilets jaunes » (dont il fait un éloge plein de ferveur militante) et de la campagne présidentielle américaine, où il pressent avec une étonnante clairvoyance (en 2022, donc deux ans avant qu’il soit désigné comme colistier par Donald Trump !) le rôle que pourrait jouer JD Vance dans la politique américaine, sont éclairantes pour en comprendre tous les enjeux.

Je vous propose une longue recension du livre, aussi fidèle que possible aux thèses de l’auteur (citations en italique). Contrairement à ce que sous-entend la critique principale de Colen, l’ouvrage ne se nourrit pas de l'analyse de la crise du covid (même si elle est bien sûr évoquée) mais surtout de la crise des gilets jaunes (surgie en 2018, bien avant le covid). L’analyse est assez rigoureuse mais subjective, voire militante, ce qui explique un ton souvent exalté, qu’on retrouve d’ailleurs dans le titre des trois grandes parties dans une construction en forme de métaphore maritime appelant à prendre le large !

Préambule :
Les classes dominantes, qui concentraient les richesses et les leviers du pouvoir, ont été bousculées par le surgissement des classes populaires qui s’affirment comme une majorité autonome, non soumise aux partis politiques et aux syndicats, et désireuse de se protéger de la mondialisation.

La mer
1. L’accès à la mer
Lorsque, après plusieurs semaines de grèves et de luttes sociales, le gouvernement du « Front populaire » a, en juin 1936, annoncé l’octroi de deux semaines de congés payés, le gouvernement prit également des mesures pour réduire le prix des billets de train et permettre aux ouvriers d’aller à la mer. Néanmoins, même si la plupart des ouvriers n’en profitèrent pas, se contentant de vacances proches de leur lieu de résidence (bords de Marne pour les parisiens, etc.), l’irruption des classes populaires dans les stations balnéaires provoqua une mixité sociale inédite, que la bourgeoisie enraya après-guerre en développant un tourisme de luxe inaccessible aux classes populaires. Néanmoins, celles-ci avaient gagné droit d’existence : elles n’étaient plus simplement un rouage de l’économie mais un être social, avec son identité et ses valeurs culturelles.
Aujourd’hui, les classes populaires se voient désormais à nouveau privés de l’accès à la mer, sous l’effet de la gentrification du littoral et de la multiplication des résidences secondaires au détriment de la population locale, notamment en Bretagne et en Corse, provoquant des réactions violentes (plastiquage, etc.). Les élites nanties ont toujours été présentes sur le littoral mais elles restaient entre elles et ne bouleversaient pas les grands équilibres des territoires or les classes supérieures aisées (actives ou retraitées) sont devenues aujourd’hui si nombreuses qu’elles impactent les classes populaires, et même les classes moyennes, qui doivent adapter leurs modes de vie, ou partir. Cette appropriation se fait sans accaparement : elle est régie par le marché de l’immobilier et par la hausse des prix que la crise sanitaire du « covid » a amplifiée. Le politique ne cherche pas à contrer cette situation, y voyant au contraire une revivification du tissu économique par l’arrivée de familles à haut revenu, mais dans les faits il s’agit d’un remplacement au détriment des autochtones. En apparence, rien n’a changé, le décorum reste à peu près le même, mais la maison du pêcheur est devenue celle du cadre parisien. Ce basculement rappelle celui des grandes villes, dans lesquelles les appartements et les surfaces artisanales des quartiers populaires sont transformés en lofts et n’ont pas logé un ouvrier depuis quelques décennies déjà.

2. La cité interdite
En 2018, le mouvement des « Gilets Jaunes » est né en Gironde, département marqué par une très forte accélération de la gentrification et de la métropolisation. En 30 ans, la Gironde a gagné plus de 400 000 habitants (1/3 de sa population) mais les nouveaux habitants ne se sont pas tous installés à Bordeaux (métropole devenue la plus attractive de France) : ils ont investi toutes les villes, petites et moyennes, déséquilibrant tout le département et poussant au départ paysans, ouvriers et artisans. Cette situation, qui crée des inégalités et engendre un sentiment d’injustices, n’est pas maîtrisée par les pouvoirs locaux : comme pour le littoral, c’est le marché de l’immobilier qui commande, à tel point qu’il est risible d’écouter les cadors de la politique se présenter en « dirigeant » alors qu’ils ne dirigent rien. La situation n’est pas spécifique à la France ; en fait, toutes les grandes cités de la mondialisation clonent le même modèle : Une ville gentrifiée et des pauvres dans les quartiers de logements sociaux. Le rêve. Ce modèle urbain et inégalitaire, asservi au marché de l’immobilier, n’a jamais fait vraiment débat en France car il a été promu dans les années 80 par la gauche mitterrandienne, qui a épousé le modèle libéral de la gentrification pour, en abandonnant les classes populaires, devenir progressivement le parti des bourgeois citadins, des « bobos ». Le symbole de cette bascule est la conquête de Paris par le PS en 2001, avec l’élection à la mairie de Bertrand Delanoë. Le PS a habillé sa conversion sous l’idéologie de la mixité sociale, de l’antiracisme et de la bourgeoisie cool mais la réalité est l’abandon par la Gauche de la France périphérique et de son électorat historique. Dans une situation où la région parisienne accapare toute l’attention du politique, le mouvement des Gilets Jaunes a incité le gouvernement à un rattrapage mais le déséquilibre demeure (par exemple, le projet du Grand Paris dépasse 40 milliards d’euros alors que le plan national pour la réhabilitation de 200 villes de province atteint au total 5 milliards sur 5 ans). Il est même aggravé par le projet des ZFE (zones à faible émission), qui vivent à interdire l’accès aux villes des voitures essence et diesel, qui sont les véhicules des classes populaires, au profit des « mobilités douces » de la bourgeoisie. Ainsi, au nom de l’écologie, qui vient en outre renforcer la valeur du patrimoine immobilier du cœur de ville, on exclut les classes populaires de la cité, où se crée un « entre-soi » des milieux privilégiés. Contrairement aux « ruraux pauvres » des villages et territoires désertés, qui renoncent d’un emploi stable ou d’études (trop loin, trop compliqué, etc.), les « pauvres » des banlieues parisiennes, y compris les populations immigrées, bénéficient de la continuité urbaine avec Paris et ont une chance d’ascension sociale beaucoup plus élevée. Néanmoins, plus que d’ascension, les classes populaires, qui se sentent marginalisées et méprisées, exigent d’abord de la reconnaissance et du respect.

3. L’empreinte sociale
La transformation de la société est brouillée par la confusion du langage politique qui fait l’inverse de ce qu’il dit (ex : il démantèle les services publics en prétendant se battre pour les maintenir, etc.). En fait, les classes populaires sont confrontées à une bourgeoisie qui, contrairement aux ultra-riches, ne s’assume pas en tant que classe dominante et se veut bienveillante, progressiste, « cool », etc. La bourgeoisie promeut le changement sociétal, l’adaptation environnementale et justifie ses mesures par des études fouillées, à base de tableaux, d’indicateurs et de labels. Il ne s’agit que de tartufferie, car l’attention portée à l’empreinte écologique et à la préservation de l’environnement (attention de façade car le système d’économie mondialisée provoquant cette situation n’est jamais remis en cause) ne vise qu’à masquer l’absence d’attention portée aux classes populaires et à l’impact social de la bourgeoisie, qui n’est mesuré par aucun indicateur. En fait, la bourgeoisie ne se sent pas responsable de la « casse sociale » du modèle de société, car elle en rejette la faute sur le fameux 1% des milliardaires et ultra-riches qui concentrent les richesses du pays. Ce faisant, en se rangeant dans les 99% « autres », les classes supérieures se comptent parmi les victimes des ultra-riches et s’affichent proches des classes populaires, alors qu’elles n’en partagent ni les difficultés ni les inquiétudes. Cette posture mensongère cache la réalité d’une scission entre une classe sociale aux revenus aisés (représentant environ 20-25 % de la population) et les autres classes fragilisés, précaires ou pauvres. Néanmoins, même si elle revendique sa proximité avec le peuple, la bourgeoisie ne le côtoie plus et vit dans une bulle soumise à l’économie, détruisant la cohérence de l’ancien modèle où les élites frayaient avec le peuple et se souciaient du bien commun. Les élites gaullistes, les intellectuels communistes, les artistes, etc. étaient admirés du peuple alors qu’aujourd’hui ces élites les ignorent. Dans cette société qui n’en est pas une, les classes populaires ne sont pas des ennemies mais des oubliées. La nouvelle bourgeoisie est moins belliqueuse qu’indifférente au sort de la masse. Moins cynique qu’autocentrée sur ses préoccupations. Elle a en réalité cheminé tranquillement vers le « no society » de Mme Thatcher. Ce n’est pas le peuple qui s’est détourné des élites mais les élites qui se sont isolées. Cette dissolution du lien a été incarnée par la crise sanitaire du covid et les mesures de distanciation sociale, qui n’ont que matérialiser la réalité ordinaire de la distance qui éloigne les élites et le peuple, comme si celui-ci était porteur d’un virus.

La brume
La bourgeoisie dissimule les effets néfastes de son impact sur le monde en pratiquant le « greenwashung » et le « socialwashing ». Elle ne le fait pas directement mais en diffusant un nuage d’informations qui déforment notre vision et forment une brume masquant le réel.

1. Cinéma
Tous les peuples se sont construits sur des mythes et un roman national, qui définit leur identité. Celui des USA se concentre sur les WASP. En France, l’identité est mise en cause par la fable du multiculturalisme qui se substitue au roman national unificateur, et invisibilise les blocs majoritaires traditionnels. L’équilibre des sociétés bascule de l’histoire à la géographie, libérant les élites des contraintes du passé et du temps long, leur permettant même de réécrire l’Histoire au lieu de la subir. Le rôle des média, que Pasolini avait parfaitement décrypté dès les années 70, est essentiel : il suffit de remplacer « télévision » par « internet / réseaux » pour constater la pertinence de son analyse sur le bombardement idéologique des média et la destruction de culture populaire, via la normalisation et l’uniformisation engendrées par la consommation de masse d’informations relayant la vision libérale et inégalitaire de la bourgeoisie. Ainsi, lors de la crise sanitaire, ce sont les bouleversements et états d’âme de la bourgeoisie qui ont rempli l’espace médiatique. De même, l’industrie du divertissement (cinéma, etc.) et l’expertise des « think tank » illustrent et célèbrent la société nouvelle, cosmopolite et ouverte, rêvée par les « woke ». Pour glorifier son modèle d’ouverture, la bourgeoisie aime instrumentaliser la figure du « transclasse », celle du pauvre qui a réussi et démontre ainsi les opportunités du modèle social, permettant aussi sans doute à la bourgeoisie de soulager sa conscience… Les mythes du « transclasse » et du « self made man », qui est une vieille ficelle du monde anglo-saxon, sont un processus d’instrumentalisation de la figure du faible, du dominé, etc. par le dominant, qui l’utilise pour glorifier l’attraction de son modèle individualiste et libéral. Au lieu de croire qu’on peut s’épanouir dans un milieu populaire, on cherche à faire croire au peuple que le bonheur est d’en sortir pour parvenir au « salon », expression de jack London qui fut un « transclasse » repenti (parvenu au « salon », il décida d’en redescendre pour revenir vers le peuple dont il était issu). Aujourd’hui, JD Vance, auteur de « Hillbilly Elegy » paru en 2016 lors de la victoire de Trump, est un « transclasse » repenti. Il y décrit les souffrances et l’agonie des Blancs pauvres des Appalaches, région dévastée par la désindustrialisation, le chômage et les drogues. Ayant vendu son livre à des millions d’exemplaires, JD Vance sortit de son milieu et apporta son soutien à Hillary Clinton, recevant ainsi l’onction de l’élite. Mais 6 ans plus tard, quand JD Vance décide de quitter l’élite, de rejoindre le camp des Républicains et de Trump pour renouer vers le peuple, il est aussitôt cloué au pilori.
Outre la figure du « tranclasse », la bourgeoisie aime celle de la victime. Les classes populaires sont constamment représentées en train de se plaindre, voire de pleurnicher dans l’attente qu’on les aide et les soutienne. Le monde rural, les banlieues (quand bien même la Saint Denis est au cœur de l’économie francilienne), etc. sont toujours représentées comme des lieux d’exhibition de la pauvreté et de la misère, comme s’il était impossible d’y vivre et encore moins de s’épanouir. Cette victimisation permanente et larmoyante marque un renoncement, une indignité à exister en tant que force sociale.

2. « There is no majority »
L’invisibilisation des classes populaires s’appuie sur une modélisation de plus en plus technocratique de la réalité, décomposée en thématiques d’experts et modélisée dans un jargon de spécialistes destiné à empêcher le peuple de comprendre les mécanismes et décisions du pouvoir. Ce langage crypté et technocratique permet de complexifier tous les sujets, même les plus simples, en les rendant inaccessibles : le travail, le logement, la sécurité, les rapports avec les élus, le mode de vie dans son quartier ou sa commune. Hier, toutes ces thématiques de la vie quotidienne étaient maîtrisées, comprises par la majorité ordinaire, les gens n’avaient pas besoin d’un éclairage extérieur pour comprendre leur réalité. Aujourd’hui, les questions les plus basiques ne sont plus traitées par des élus ou des habitants mais déléguées à des techniciens, des cabinets d’experts, des spécialistes qui rendent incompréhensibles ce qui était clair hier.(…) Cette dépossession sémantique est particulièrement aboutie dans le domaine économique. Conséquence, le peuple n’adhère plus au discours politique, provoquant des taux d’abstention très élevés dans certains territoires, dont les quartiers dits populaires. La principale revendication des Gilets jaunes était d’être reconnus, et d’exister dans le débat politique, de ne plus être niés en étant ramenés à des problématiques géographiques de territoires délaissés. C’est la raison pour laquelle le concept de « France périphérique », qui ne s’intéresse pas aux territoires en eux-mêmes mais aux classes populaires et à leur répartition au sein du pays, est contesté par les politiques et intellectuels, défenseurs du modèle néolibéral. Pour eux, reprenant le mot de Thatcher « there is no majority », le peuple n’existe pas. Et tout est fait pour le démontrer, en premier lieu dans les productions télévisuelles valorisant la société cosmopolite et woke. Dans la société morcelée en « panels » de consommateurs ciblés par les grandes compagnies (Nike, Netflix, etc.), la majorité et le peuple n’existent plus. Les politiques ont su s’y adapter en reprenant les codes des compagnies du marché, en premier lieu Jean-Luc Mélenchon qui n’incarne pas la culture populaire mais la culture du divertissement, woke et branché, comme le démontre son électorat majoritairement urbain et bourgeois (auquel viennent s’ajouter les immigrés urbains, sorte de « lumpenprolétariat » au service de la bourgeoisie). Cette alliance contre-nature de la bourgeoisie et d’une classe populaire immigrée suscite chez les politiques le sentiment du surgissement d’un nouveau peuple. Mais ce n’est qu’une illusion, d’autant que le dénigrement des valeurs des classes populaires a sapé les fondements de l’assimilation des populations d’immigrés qui, faute d’être accueillies et intégrées, restent enfermées dans leurs communautés. En effet, la culture populaire et le peuple, traité de « plouc » ou de « beauf », sont tellement moqués qu’ils ne peuvent pas attirer les nouveaux-venus. En revanche, quand elles s’organisent et incarnent leurs valeurs, les classes populaires deviennent attractives pour les populations immigrées, qui les rejoignent. Ainsi, aux USA, 40% des Latinos votent républicain…

3. « Apocalypse Now »
Face au succès des mouvements de contestation, les classes dirigeantes jouent sur la peur et la diabolisation des classes populaires, accusées d’être populistes, racistes, alcooliques et émeutières. A titre d’exemple, Fabien Roussel, candidat communiste et proche du peuple, fut accusé (notamment par Sandrine Rousseau) de faire le jeu de la promotion de l’alcoolisme et du machisme beauf « saucisson-pinard » parce qu’il défendait la gastronomie française : « un bon steak et un bon vin ». La défense du peuple et de la nation est systématiquement taxée de nationalisme aux dérives fascisantes. Alors que le protectionnisme est accepté dans la culture (la fameuse « exception culturelle »), il est systématiquement condamné en économie, car le modèle libéral ne doit pas être contesté. Enfin, quel que soit le candidat et le programme politique (Jean-Pierre Chevènement, Fabien Roussel, ou Marine Le Pen) le vote populaire, quand bien même il serait majoritaire (cf le rejet du Traité Constitutionnel Européen) est condamné comme populiste et immoral. Cette diabolisation s’essoufflant (comme le montrent les succès électoraux de Marine Le Pen ou Donald Trump aux USA), les classes dirigeantes multiplient les promesses d’apocalypse (écologique, sanitaire et politique) en cas de remise en cause du modèle de développement, et justifient leur politique oppressive envers le peuple par l’urgence de la situation et ce alors même que c’est le modèle néolibéral qui alimente la crise écologique.

III/ L’horizon
La résistance populaire, comme un remous puissant et complexe, érode le système néolibéral et amorce un retour aux sources des valeurs humaines.

1. La radicalité de la vie ordinaire
Confronté à la réalité du terrain, les concepts politiques dévoilent leur inanité. Ainsi, tour à tour, Bruno Le Maire et Emmanuel Macron, vantant la vitalité économique du pays, durent esquiver par une pirouette les questions embarrassantes posées par des salariés licenciés ou des chômeurs. Le pouvoir politique ne cesse d’inventer des fables pour réguler la contestation populaire et sauver le mythe d’une économie globalisée en croissance. Le peuple, ayant joué le jeu pendant des décennies, constate désormais la dégradation de ses conditions de vie et son effacement. Il est entré en résistance pour continuer à exister, non pour faire naître un nouveau monde mais pour perpétuer le monde ; le Brexit, l’élection de Trump et l’essor du RN sont les manifestations visibles d’un mouvement d’ensemble plus profond marqué par une rupture entre le peuple et les élites libérales, qui ont fracassé le modèle social des services publics et du régalien. La principale raison de l’abstention n’est pas l’indifférence mais l’impossibilité de se reconnaître dans des élites dirigeantes ne parlant plus qu’à la bourgeoisie urbaine.

2. Pas contre mais ailleurs
Le combat engagé par les classes populaires n’est pas idéologique mais existentiel, fondé sur des valeurs d’existence loin des obsessions (« pouvoir d’achat », « insécurité », « immigration », etc.) des journalistes-analystes-commentateurs-experts tentant de décrypter, à chaque soir d’élection, le résultat des votes pour comprendre les intentions du peuple. En fait, la contestation actuelle ne peut être étiquetée : elle est mouvante et n’entre dans aucun cadre sociologiques ou idéologique pré-établi. La crise des Gilets Jaunes a révélé crûment cette incompréhension entre le peuple, qui veut exister dignement de son travail et rejette l’assistanat, et le politique, qui lui propose des solutions de subsistance pour continuer à vivre et consommer. Le remplacement de la notion de « travail » par celle du « pouvoir d’achat » est caractéristique de l’échec du modèle économique à créer les emplois attendus pour les gens pour se sentir socialement utiles et intégrés. A ce déclassement s’ajoutent l’insécurité créé par le recul de l’Etat et des services régaliens, qui ont échoué à lutter contre les trafics et à réguler les flux migratoires, qui se communautarisent faute de socle commun et de modèle d’intégration avec les milieux populaires déliquescents. La contestation des classes populaires est le signal de leur résistance contre un modèle qui les détruit inexorablement.

3. Retour au centre
Dans leur lutte contre le modèle néolibéral, les classes populaires peuvent compter sur les classes dirigeantes qui, obnubilées par leurs ambition de pouvoir et de richesse, oeuvrent inconsciemment à leur propre discrédit. En effet, elles sont également victimes de ce modèle qui les tirent, elles aussi, vers le bas. Jamais les élites n’ont été aussi médiocres. Dans le « Cygne noir », Nassim Nicholas Taleb a souligné que notre époque était celle de « l’intellectuel idiot », celle de l’intellectuel diplômé qui prétend tout réguler mais ne connaît rien à la réalité. L’ENA elle-même a dénoncé la baisse constante du niveau des copies des candidats, reflétant la baisse de niveau intellectuel et culturel des élites politiques qui se soumettent de plus en plus au pouvoir économique. Car, aveugles et sourdes, les classes dirigeantes des pays occidentaux sont également impuissantes. Une impuissance qu’elles ont organisée et fabriquée patiemment, tout d’abord en livrant le politique à des instances technocratiques supranationales, puis en s’abandonnant aux banques et, par conséquent, en faisant exploser la dette. Illégitime aux yeux de l’opinion, sans véritable pouvoir économico-politique, leur monde s’auto-détruit sous nos yeux. Dès lors, la démondialisation apparaît comme le nouvel horizon. Une fraction de l’élite dirigeante a déjà pris conscience des dangers du modèle et promeut la ré-industrialisation et les intérêts nationaux, pour faire face à l’affirmation de puissances émergentes s’opposant à l’Occident. Le monde actuel ressemble à celui d’Huntington, sur « le choc des civilisations » et non à celui de Fukuyama, annonçant « la fin de l’Histoire ». Le déclin de l’Occident n’est pas dû à la concurrence d’autres civilisations mais trouve sa cause en lui-même, dans l’affaiblissement de ses traditions et valeurs, et la destruction de son identité majoritaire, que Michel Houellebecq met en scène dans ses romans. La seule solution pour éviter l’anéantissement est de remettre le peuple au centre du projet politique, de renouer avec la souveraineté du peuple. Il ne s’agit pas d’essayer de revivifier les anciennes conceptions de classe mais de s’appuyer sur les gens ordinaires, le seul socle véritable, et d’être pragmatique. Les élites des pays scandinaves (Danemark et Suède), qui ont commencé à faire leur révolution intellectuelle, nous montrent la voie, à rebours de l’Allemagne, pays le plus enfermé dans une approche dogmatique (comme l’illustre la décision de fermeture de centrales nucléaires, qui a provoqué la relance de la filière charbon, la plus polluante)

Epilogue
La crise du Covid a démontré les limites du modèle mondialisé, qui est en train d’imploser. Le regard sur les territoires de la France périphérique, de plus en plus considérés comme des territoires d’opportunités et non plus simplement déshérités, a changé et une fraction des élites pense que les villes petites et moyennes, et les campagnes, offrent les conditions d’un développement endogène et durable s’appuyant sur les populations qui y sont enracinées.

Eric Eliès - - 50 ans - 22 février 2025