Les cahiers d'écorésistance...: Pour comprendre l'antimonde d'après
de Michel Tarrier

critiqué par Christian Adam, le 18 février 2023
( - 51 ans)


La note:  étoiles
L’humaniquée de Michel Tarrier
La planète repose dans un état critique. Son bilan de santé s’aggrave de jour en jour. Anémie des flux marins. Chlorose des sous-sols. Eczéma sévère des terres. Insuffisance pulmonaire de l’Amazonie. Et surpoids par-dessus le pompon. Depuis le temps qu’on lui monte des dossiers médicaux, que l’on redouble de consultations, de diagnostics, de prescriptions, de rapports de Club de Rome et de Meadows… Gesticulations dans le vide. Dossiers classés sans suite. Du vent. On lui a endoscopié les fonds, biopsié les sols, échographié les voies respiratoires. On lui a ordonné d’arrêter de fumer du CO2, de passer à un régime minceur, d’engloutir moins de viande, de changer de mode de vie, plus sobre, plus équilibré : rien n’y a fait ! Résultat des courses à l’abîme : le pronostic vital de l’humaniquée est engagé. Et nous regardons ailleurs…

Le Docteur Tarrier, écosophe et naturaliste de son état, veille au chevet de Gaïa depuis des lunes. Il n’a cessé de délivrer des ordonnances contre l’infection pullulante d’Homo coronavirus : ce fléau à couronne, roi auto-proclamé de la Création. De réclamer d’urgence la camisole de force contre les agissements du plus gros psychopathe du globe, massacrant à froid et sans états d’âme les autres espèces, sa mère Nature, et bientôt toute la Voie lactée si on ne l’arrête pas. De multiplier les « S.O.S Terre en détresse ! », les cris éraillés dans le désert aux têtes de linotte enfouies dans le sable. De pousser des hurlements rauques à des oreilles sourdes comme des pots d’échappement. De gueuler à s’enrouer la gorge des « Attention ! Organes vitaux de la Terre en danger ! ». De rugir comme un damné sur tous les toits des « Ça va comme ça ! », « Parce que c’en est assez ! », « Finie la récré sur le dos de la biosphère ! ». Livre après livre, pamphlet énervé après charge furibarde contre notre espèce butée, Tarrier tâte le pouls d’une nature exhalant une haleine de mort, enregistre les soupirs et les râles d’agonie, mesure la fièvre qui monte, alerte sur les symptômes affolants de l’imminente crise d’apoplexie finale, passe et repasse des radiographies criblées de points rouges jusqu’à saturation, sonne les cloches aux assassins de la planète, sonne le tocsin, les trompettes de l’Apocalypse, le « glas eschatologique ». Et tout cela, en vain. Coups d’épée dans l’eau. Coups de pelle dans le vide contre « les z’enculés de l’apocalypse ». Et demain, business as usual comme d’habe…

Mais aujourd’hui d’abord, le Dr Tarrier ausculte pour une énième fois, dans ces Cahiers d’écorésistance, le cœur d’une boule bleue en phase terminale, dont les fonctions vitales capotent, s’emballent et basculent à plus brève échéance que prévu. À coups de diagnostics accablants, de soupirs amers et de bras qui en tombent, l’auteur de 2050, Sauve qui peut la Terre (2007), de Dictature verte (2010), des Orphelins de Gaïa (2012), et du Malheur de naître (2020) et de biens d’autres opus gorgés de verve, de mordant et de hargne souveraine, murmure dans ces Cahiers d’ultimes « écogitations » funèbres à l’adresse d’une humanité qu’il sait coincée, cul-de-sacquée dans le couloir de la mort. Une humaniquée qui après avoir scié toutes les branches du Vivant dont dépendait sa survie, assiste, impuissante et désemparée, à sa lente noyade dans ses propres toxines et immondices, voit l’ultime branche sur laquelle elle est assise s’effondrer brutalement sous la surcharge pondérale de son fessier obèse.

À quoi bon donc, vu notre démence suicidaire, actionner des sirènes tonitruantes, si c’est pour qu’elles soient aussitôt étouffées par le déni de réalité ambiant, par les vœux pieux technosolutionnistes, par le tout-va-s’arrangisme et la myopie des hommes ? À quoi bon ces Cahiers, sinon le plaisir d’avoir affaire à autre chose qu’au tout-venant de l’habituel bullshit des écolos mainstream, enrobé d’idéalisme naïf, sucré de niaises utopies permacucul, édulcoré de lendemains qui mentent ; bref, les boniments et salades servis et resservis as usual à mesure que tout empire, par les bons soins des indécrottables confiants-malgré-tout-dans-l’avenir et des écoptimistes-envers-et-contre-tout-car-il-n’est-jamais-trop-tard (Cf. https://seuil.com/ouvrage/…) ?

À quoi bon, enfin, ces Cahiers d’écorésistance – si ce n’est la joie amère de côtoyer une pensée dénuée de faux espoir sécurisant, de tenir entre ses doigts un pavé étincelant de lucidité crépusculaire, une somme de sainte colère et de vérité irrespirable pour le commun des mortels – si c’est pour qu’une fois de plus se dresse face à lui une Grande Muraille de dos ronds amorphes, de pipeauliticiens aux mains sales et « impuissantes », d’invétérés statu-quo-istes jusqu’au-boutistes, de têtes d’autruche engluées dans le sable des écrans ? Car Tarrier ne sait que trop bien l’inanité de ses objurgations et de ses supplications désespérées. Il connaît le fieffé bipède comme les lignes parcheminées de sa main – en fin entomologiste qu’il est – cette main avec laquelle il flanque des baffes méritées que le sinistre ravageur dit « Sage » n’a pas volées. C’est que le bon Tarrier se fait zéro illusion sur notre foutue espèce, « qui n’a pour seul horizon que ses restes dans un désert en partage », et que seule une écocratie en bonne et due forme saurait remettre au pas, tant il est vrai que « Les enfants de Caïn méritent un bon coup de pied au cul ! » Il sait de quoi l’animal « doué de déraison » est le non : non au respect et au bien-vivre de nos « mammi-frères », non à la survie des pollinisateurs, non à un pacte sensible et raisonné avec les autres loca-Terres, non à une empreinte écologique qui vit et laisse vivre, compatible avec les limites de la biosphère. Il sait le satané Sapiens incorrigible, il le sait incurable, et dans la connerie, et dans le nombre, et dans la prédation. Il le sait multirécidiviste dans la nuisance, impénitent dans les forfaits contre la vie, dans le dépiautage de Gaïa, dans le racisme, dans le sexisme, dans le spécisme, dans le tir de fusil dans le pied : dans la « cruauté brute de décoffrage et en toute impunité ».

Michel Tarrier est un des rares écologistes aujourd’hui – sinon le seul ! – à administrer un électrochoc cinglant contre nos consciences comateuses sans s’excuser aussitôt de les avoir tétanisées ou bousculées, les pauvres petits choux, contrairement à la plupart des écolos dans le vent et sur les ondes des plateaux télé, craignant de briser le moral de leurs lecteurs, toujours prompts à leur ménager les sentiments par des propos tranquillisants, comme si leur était dénié la maturité intellectuelle et émotionnelle nécessaire pour regarder sans ciller la réalité amère de l’avenir. Sans doute le seul, l’auteur de Nous, peuple dernier (2009), à ne pas faire dans la dentelle bienséante, à pester contre la peste humaine écologiquement nuisible, à hausser un ton rageur et franc du collier, à dire la vérité glaçante comme la mort à la patiente en soins intensifs nommée « Humanité » : sur la phase terminale où elle va bientôt se retrouver gisante tant elle s’entête à persévérer dans le mal-être qu’elle fiche à la Terre-mère. Le seul, ce bon Michel, à vous tirer par le lobule de l’oreille afin de vous pointer le long de notre route pavée d’enfer tous les tonneaux que l’on va se prendre plein les gencives dans les années à venir, tous les pétrins qui nous pendent au museau de grands singes borgnes et court-termistes. Le seul, cet écosophe de Tarrier, à vous enfiler à sec, sans gelée de pétrole ni complaisance, l’incommodant suppositoire de ce qui nous attend au bout de l’autoroute du malheur, vers quoi nous fonçons comme des lemmings décérébrés – nous, les « doués de cortex »… –, le nez dans le guidon drogués au toujours plus, les narines grisées d’effluves de mazout. Le seul pamphlétaire, ami de la Terre, des animaux, de la nature vivante dans toute sa désormais défunte splendeur, au verbe véhément, acéré comme le sera le couperet de l’an 2050 ; le seul qui n’y va pas par les quatre chemins qui nous mènent inexorablement au diable « des étés à 50 degrés à l’ombre ». Chez le brave Tarrier, point de pilule dorée. Point de « C’est grave, très grave mes loupiots, mais l’on va se tirer d’affaire : y’a qu’à, faut qu’on, une dose de « transition énergétique » par-ci, des rustines écoresponsables par-là, et à nous les douces utopies qui bâillent à l’horizon ! ». Nenni. Pas de « Je te brosse un horizon apocalyptique, mais reste attentif, frère humain, aux lueurs d’espoir qui scintillent, là-bas, au loin… ». Pas d’extrême-onction lénifiante faite au squelette calciné en sursis de l’engeance humaine. Pas de baratin rassuriste pour éviter d’affoler le cheptel de bipèdes sapiens. Pas de cachets d’espérine. Pas de morphine palliative au moment d’injecter les quatre vérités en intraveineuse à notre siècle moribond. Et encore moins d’anesthésiques rhétoriques avant d’assener des coups de scalpel du genre : « Et ce troisième millénaire n’eut qu’un siècle », ou de sédatifs avant de dépeindre l’antimonde mal barré à la Mad Max qui vient. Puisque « l’effondrement est là, devant nous, il est au présent et n’appartient plus à la déclinologie. Encore un pas et nous sommes dans le gouffre. Un second pas et c’est le maelstrom, qui nous emportera, comme il a emporté, sous nos yeux, l’essentiel du Vivant. Nous étions faits pour disparaître comme nous étions faits pour respirer, nous avons curieusement choisi la première option, tranquillement, en prenant le temps graduel à l’échelle d’un siècle ou deux. Cet effondrement civilisationnel est parfaitement caractérisé par la perte de la capacité des sociétés humaines à maintenir les fonctions essentielles de gouvernance, y compris la fourniture de produits de première nécessité comme la nourriture et l'eau. Avec, à la clé, de potentiels conflits guerriers. »

Les Cahiers d’écorésistance de Michel Tarrier sont l’autopsie minutieuse, pratiquée pré-mortem, du cadavre en devenir de l’humanité ; la décapante notice nécrologique d’une espèce fossoyeuse de sa propre tombe ; un faire-part de décès d’un monde où il pouvait encore faire bon vivre (encore que…), une pierre tombale de 500 pages dressée dans l’azur du néant de demain, que n’effraie ni le soleil ni la mort, où sont gravées en lettres de feu et de cendre un verbe apocalyptique revenu de tout pour aller au diable ; un Ci-gît damné comme l’enfer annonçant le grand Collapse du triste foutur…