Confessions d'un bon à rien de Élie Barnavi

Confessions d'un bon à rien de Élie Barnavi

Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par MICHEL.ANDRE, le 9 avril 2023 (Inscrit le 21 février 2023, 70 ans)
La note : 10 étoiles
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Une vie bien remplie

Le livre de souvenirs d’Élie Barnavi tire son titre d’une expression employée pour désigner l’auteur, à l’époque où il était adolescent, par une directrice de lycée dont le moins qu’on puisse dire rétrospectivement est qu’elle a manqué de perspicacité à un point singulier. Si tous les « bons à rien » de la terre accomplissaient le quart de la moitié de ce que celui-ci a réalisé dans son existence, la face du monde serait très différente. Soldat, universitaire et diplomate, historien, politicien et commentateur politique, intellectuel public, journaliste, essayiste et fondateur d’un musée, Élie Barnavi a eu de nombreuses vie, dont il fait le récit dans ces 500 pages. Ce qui fait leur unité est bien capturé par la formule souvent employée à son sujet, qui le caractérise comme « le plus européen des Israéliens et le plus israélien des Européens ».

Né à Bucarest de parents ayant échappé à l’Holocauste - son père parce, ressortissant de Moldavie, alors partie de l’Union soviétique, il combattait dans l’armée rouge, sa mère parce qu’elle avait fui en Ouzbékistan où la misère lui fit perdre ses deux premiers enfants - Élie Barnavi a grandi en Roumanie. Lorsque sa famille a émigré en Israël, il avait 15 ans et le pays baignait dans une atmosphère empreinte d’esprit pionnier. Les pages qu’il consacre à son passage dans un kibboutz, « monde nouveau étrange et fascinant » où il s’est complètement « israélisé » et où la passion de la politique s’est emparée de lui, puis à ses longues années de service militaire dans un régiment d’élite de parachutistes, sont révélatrices de ce que pouvait être l’état d’esprit des jeunes israéliens de sa génération. Celles qui traitent ensuite de ses activités d’officier de réserve et de son engagement politique ne sont pas moins éclairantes. Sioniste laïque, membre du parti travailliste, partisan de la paix sans être pacifiste, avocat de la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël - un scénario qu’il considère inévitable et le seul réaliste - il est un des représentants les plus brillants de cette gauche qui a dominé les premières décennies de la vie politique du pays.

Après des études d’histoire aux universités de Jérusalem et de Tel-Aviv, Barnavi a préparé à la Sorbonne une thèse doctorat sur un épisode alors peu connu de l’histoire de la Ligue catholique au XVIe siècle. Sa spécialité est en effet l’histoire européenne, plus particulièrement celle du début des Temps Modernes, tout spécialement celle des Guerres de religion, auxquelles il s’est intéressé pour des raisons auxquelles la situation de son pays, souligne-t-il, n’était pas étrangère. Élie Barnavi n’est pas un esprit relativiste. Pour lui, l’histoire est « une discipline intellectuelle fondée en raison, conduite avec méthode et visant à atteindre une vérité objective » ; une vérité « fragile et incertaine », certes, mais dont l’historien doit postuler l’existence pour pouvoir faire son métier. Les longs passages du livre où il s’exprime en historien sont parmi les plus stimulants. Ses vues et ses analyses dans ce domaine, comme ses réflexions de philosophie politique, témoignent d’une maîtrise de la littérature et des concepts qui n’a rien à envier à celle de ses confrères européens les plus illustres. Elles s’accompagnent de portraits pénétrants et généreux de quelques grandes figures françaises de l’histoire durant les dernières décennies du XXe siècle, Jacques le Goff, Pierre Chaunu, Pierre Vidal-Naquet, Pierre Nora, Jacques Revel et, surtout, François Furet, à qui il voue une admiration extrême.

De retour en Israël, il y mènera une double carrière de professeur d’université et de politicien. En 2000, il était nommé ambassadeur à Paris, une fonction à laquelle sa familiarité avec la culture française l’appelait naturellement et qu’il exercera durant deux ans. Ces années virent le début de la deuxième intifada et ne furent donc pas de tout repos pour lui. L’évocation du compartiment diplomatique de sa vie à facettes donne à Élie Barnavi l’occasion d’enrichir le casting de ses souvenirs et la collection d’anecdotes qui les émaillent. Après Yitzhak Rabin, Ehud Barak, Shimon Peres, Ariel Sharon, on croise François Mitterrand, Jacques Chirac, Dominique de Villepin, Lionel Jospin Hubert Védrine et de nombreux autres, dont les personnalités contrastées sont saisies avec une grande finesse.

La fin du livre porte sur la création et les premières années du Musée de l’Europe de Bruxelles, devenu aujourd’hui le Musée de l’Histoire européenne après le phagocytage du projet initial par le Parlement européen. Aux yeux d’Élie Barnavi, l’Europe est avant tout une civilisation, ensuite un projet politique, bien avant d’être une construction institutionnelle. C’est aussi la partie du monde avec laquelle Israël et les Juifs entretiennent pour des raisons historiques la relation la plus intime et profonde. On lira avec une surprise admirative dans cette partie du livre une remarquable synthèse, en quelques pages, de l’histoire de la Belgique, description d’une grande justesse de ce qui fait la singularité de ce pays et de sa vie politique pour le moins idiosyncrasique.

Élie Barnavi évoque avec franchise, mais tact et pudeur, sa vie privée, y compris ses aspects les plus dramatiques comme le suicide de sa fille aînée, ou très tristes, comme l’inadaptation de son père en Israël (où cet homme de culture russe et yiddish s’est retrouvé culturellement étranger et socialement déclassé), ainsi que la maladie mentale de sa mère. Sans entrer dans des détails superflus, il se présente de façon convaincante comme un homme aimant la compagnie des femmes et ayant du succès auprès d’elles. Marié deux fois, il fait un portrait élogieux et touchant de celle avec laquelle il vit aujourd’hui.

Comme il arrive souvent, la dernière partie de ces souvenirs, lorsque le récit aborde le moment de l’accumulation des honneurs et de l’accession à la notoriété (il était devenu une figure familière de la presse écrite et audiovisuelle française, à la fois contributeur régulier et souvent interviewé), d’une teneur moins originale que les premières, est aussi d’un ton moins personnel. Dans l’ensemble, cependant, Confessions d’un bon à rien est rédigé dans une langue de grande qualité littéraire, un français élégant, riche, précis et vivant qui ne fait qu’ajouter au plaisir qu’on éprouve à découvrir les péripéties de ce qui a été, selon l’expression consacrée, une vie extraordinairement bien remplie.

Michel André

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