Heurs et malheurs du trou du cul : Suivi de Poèmes satiriques et burlesques de Victor Martinez, Francisco de Quevedo

Heurs et malheurs du trou du cul : Suivi de Poèmes satiriques et burlesques de Victor Martinez, Francisco de Quevedo

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Victormyr, le 9 novembre 2004 (Inscrit le 4 novembre 2004, 52 ans)
La note : 10 étoiles
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Quevedo et nous

Tout Siècle d’or cache mal sa souillure, toute Ère victorienne, tout roi Soleil, Reich ou Empire s’érigent sur le fumier tisonnant des expulsions, sur la schizophrénie du pur et de l’impur. Ainsi secrètement le refoulé tend à occuper sur les marges ce que l’hygiène morale et la castration politique, mentale et sociale viennent occulter. Les effets sont alors terribles, ils ont pour symptôme ou réalisation ces relents d’excréments que répandait la noblesse dans ce bijou que l’on appela la Galerie des Glaces au Château de Versailles. Cette glace bien nommée, c’est le vernis linguistique et idéologique que constitue la chape de plomb des prétentions puritaines et meurtrières de toute société visant à une homogénéité et une hégémonie : celle d’une classe, et dans sa continuité, d’une race.
Les décrets d’expulsion contre les Juifs en Espagne en 1492, puis contre les derniers Morisques en 1607 (Quevedo avait 37 ans), sont à ranger parmi les violences d’état d’un autre âge ; cela ne nous soulage pas suffisamment la conscience au point d’être assez naïfs pour croire que ces actes symboliques et réels nous ne les portons pas aujourd’hui à l’intérieur de nous, qu’ils s’affichent par la voie légale de gouvernements démocratiques (et ce sont finalement les plus pensables), ou qu’on les ait intériorisés malgré soi, sous les effets jamais assumés de modèles sociétaux libres dit-on, mais fondés sur une concurrence entre sociétés, groupes et individus qui tolère de moins en moins l’inadaptation et l’hétérodoxie.
Se créent alors des refoulés plus intenables, et tous les discours de civilisation convoqués ne suffisent pas à couvrir des monstruosités de plus en plus visibles. Ces gibbosités politiques ou sociales, frénétiquement occultées et euphémisées dans le langage, c’est aussi par le langage qu’elles explosent. Aux anciens couples de termes opposés et secrètement reliés que constituaient « blasphème et autorité », « loi et excrément », « religion et merde » (par le biais, en Espagne, d’expressions telles que « me cago en Dios » ), pourraient être substituées des dyades plus actuelles telles que « capitalisme et déjection », « compétition et ordure », « dépense et défécation » ; mais les mondes se ressemblent, et l’univers de Francisco de Quevedo – poète furieux et métaphysique, espion sans scrupule et érudit hors pair (il connaissait le latin, le grec, l’hébreu et l’arabe), homme de cour et taulard – n’est plus, dans ses effets sur le corps social et le langage, très différent du nôtre.
Les époques hégémoniques répugnent d’autant plus à l’impur qu’elles le produisent, en marge d’abord, puis au plus intime de ses acteurs. Que le corps individuel, biologique, social, soient en souffrance et en déshérence, est le résultat de cette négation permanente et inculquée de l’autre (réel ou à l’intérieur de soi), de ce qui résiste, ne parle pas la même langue, n’a pas la même couleur, odeur, façon de s’habiller ou de se représenter le monde. Les « hérétiques », alors, font surface, selon le terme utilisé par l’écrivain Juan Goytisolo ou le poète Octavio Paz . Le registre scatologique, dans ce qu’il touche au plus intime de nos interdits, est une des armes de l’hérésie, de la négation, du désir de destruction et de la furie poétique. Il n’est pas, ici, festivement rabelaisien, ni intellectuellement bataillien ou sadien. La négation en acte n’est pas compréhensible pour nous, occidentaux de la « société du bien-être », qui acculés à notre position habituelle de spectateurs unidimensionnels, regardons passer l’existence. Cette furie empreint un verbe, engage une énergie, érige des massifs de langage qui sont la langue des poètes, objets faits de mots mais chargés des vécus terribles que peuvent être, pour qui les ressent, la peur de la mort, l’angoisse de l’amour et le désir de fuir ce monde. L’authenticité de la transgression (qui ne se conçoit jamais, si elle est réelle, sans souffrance et désespoir) se juge à l’aune de la hauteur du verbe, et de ce que le poète engage de son destin, selon la formule de Paul Celan . Il n’y a pas de « reste », pour celui qui s’engage, il n’y a pas d’antichambre de salut. Il n’y en eut pas pour Quevedo, que trois dernières années passées en prison finirent d’achever, il n’y en eut pas pour d’autres, dont le souci et la faute ne furent autre chose que celles de la cohérence. « La seule subversion, aujourd’hui, c’est d’être cohérent », répétait Annie Lebrun récemment . La cohérence pour le poète Quevedo fut de sentir, davantage que de juger, le monde qui s’effondrait sous lui, et de lui donner une langue et un style, hors de l’appréhension de ses contemporains, et peut-être de nous-mêmes.

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