Les Naufragés du Wager
de David Grann

critiqué par Poet75, le 26 novembre 2023
(Paris - 68 ans)


La note:  étoiles
Stupéfiantes aventures maritimes
David Grann n’aime rien tant, semble-t-il, que les histoires vraies, mais avec une prédilection pour celles qui paraissent hors du commun et qui, cependant, peut-être du fait même de leur exceptionnalité, permettent d’explorer d’autant mieux tous les ressorts de l’âme humaine. Remarquons-le, ces histoires oubliées que David Grann se plaît à extirper des archives poussiéreuses où elles étaient enfouies semblent, pour la plupart, devoir faire aussi le bonheur des cinéphiles. Après La Cité perdue de Z (2009), formidablement adapté au cinéma par James Gray en 2016, après Killers of the Flower Moon (2017), traduit en français sous le titre La Note américaine et récemment adapté au cinéma par Martin Scorsese, voici Les Naufragés du Wager, récit dont les droits ont été achetés par Apple Original Films et qui devrait être adapté par le même Scorsese.
L’abondance des notes de la fin du volume l’atteste, David Grann s’est efforcé, tout au long de ce récit, de rester au plus près des événements tels qu’ils se sont déroulés, sans se permettre de rien romancer. Les sources étant substantielles, l’écrivain y a puisé la totalité de l’histoire incroyable et, cependant, parfaitement authentique, qu’il veut nous raconter. Lui-même, il nous le confie à la fin du livre, s’est rendu sur les lieux du naufrage du Wager, mais pour mieux se rendre compte des souffrances qu’avaient endurées les marins qui s’y étaient échoués, bien longtemps auparavant.
Le Wager, navire britannique faisant partie d’une escadre envoyée en mission en Amérique du Sud via le cap Horn en 1740, s’est en effet échoué, l’année suivante, sur des rochers proches d’une île du sud du Chili, île qui fut dès lors appelée île Wager. Pour les marins, avant même de devoir franchir le terrible cap Horn, les épreuves avaient commencé. David Grann prend soin de décrire leurs conditions de vie éprouvantes, comme l’avait fait Herman Melville dans Vareuse-Blanche (1850), passionnant récit que, d’ailleurs, il cite. À cela, s’ajouta bientôt un grand nombre de malades du scorbut. Ce sont donc des hommes affaiblis qui durent affronter les tempêtes des cinquantièmes hurlants. Pris dans la tourmente, le Wager se retrouva bientôt isolé des autres navires de l’escadre et s’échoua sur des rochers.
C’est alors que commencèrent les plus terribles épreuves pour les survivants, ceux qui purent gagner avec des barques l’île la plus proche, une île battue par les vents, isolée de tout, où vivre, ou plutôt survivre, devint un combat permanent. La faim et le froid épuisèrent rapidement le peu de forces qui restait aux naufragés. Heureusement, des vivres purent être récupérées dans l’épave du Wager, mais des vivres qu’il fallut rationner pour les faire durer le plus longtemps possible. Dans leur malheur, les naufragés eurent la chance d’être secourus, pendant un temps, par des indigènes appartenant au peuple des Kawésqars, bien plus habiles que les Anglais pour trouver de quoi se nourrir. Malgré cela, parmi ces derniers, certains persistèrent à afficher leur prétendue supériorité sur les « sauvages ». Et puis, surtout, il se créa bientôt, chez les rescapés, de la désunion. Des factions belliqueuses se formèrent, certains contestant l’autorité de Cheap, le capitaine du Wager, ce que voyant, les Kawésqars préférèrent s’éloigner pour ne plus revenir.
David Grann raconte, avec force détails, les épreuves inouïes endurées par les naufragés désormais divisés en plusieurs factions. Beaucoup moururent mais, parmi ceux qui survécurent, certains imaginèrent des moyens de quitter l’île maudite pour rejoindre la civilisation et être sauvés. Cheap et les quelques hommes qui lui restaient fidèles souhaitaient parvenir jusqu’à l’île chilienne de Chiloé pour, éventuellement, retrouver les navires de l’escadre qu’ils avaient perdue. D’autres hommes avec, à leur tête, un certain Bulkeley, préférèrent repasser le cap Horn pour tenter de rejoindre le Brésil. Cheap les considérait comme des mutins.
David Grann relate, toujours avec un même souci de coller aux faits, leurs étonnantes aventures et comment les uns et les autres, à des années de distance et au prix d’invraisemblables sacrifices, parvinrent à regagner leur pays d’origine… où ils furent contraints de comparaître devant une Cour martiale. Y avait-il eu réellement une mutinerie ? Cheap avait-il fauté en mettant à mort un rescapé et, au préalable, en ne donnant pas les ordres qu’il fallait pour éviter le naufrage ? Y avait-il eu des cas de cannibalisme ? Telles étaient quelques-unes des questions posées. Cela étant, l’Angleterre ayant tellement le souci de donner d’elle, au monde entier, l’image d’une nation supérieure dont les membres se conduisaient invariablement en gentilshommes, le verdict se devait d’être clément. C’est toujours un des objectifs de David Grann que de diagnostiquer l’orgueil et le racisme de ceux qui, alors que, dès que l’occasion s’y prête, se conduisent en barbares, prétendent néanmoins à leur supériorité. Ce thème est présent dans les trois ouvrages que je citais au début de l’article : La Cité perdue de Z, Killers of the Flower Moon et Les Naufragés du Wager.