Eleazar ou La source et le buisson
de Michel Tournier

critiqué par Jules, le 4 décembre 2004
(Bruxelles - 80 ans)


La note:  étoiles
La Bible et le Nouveau Testament
Ouvrir un livre de Michel Tournier revient un peu à se dire que l’on a en mains un ouvrage qui en vaut la peine. Dans celui-ci l’auteur mène toute son histoire autour de la Bible et de l’Ancien Testament.

Nous sommes en Irlande et Eléazar a dix ans. Il est gardien de moutons, il en perd un et se fait fouetter au visage, puis chasser. Lui qui rêvait de travailler le bois, il se retrouve dans les tourbières puis élève dans un pensionnat protestant. Là il va s’imprégner de la Bible et devenir un jeune pasteur. Mais tout son environnement de Galway est catholique et la vie n’est pas toujours simple pour la petite communauté protestante. Un jour il est amené, à son corps défendant, à tuer un homme qui, à son tour, fouettait un jeune petit pasteur au visage.
Le voilà devenu un criminel malgré lui !

Eléazar ne sera pas dénoncé mais vit sous le coup de ce crime. Il se marie avec Esther, jeune femme catholique qui ne fera pas trop de problèmes pour changer de religion. Il aura deux enfants, Benjamin et Coralie, une petite fille qui s’avérera avoir certains dons particuliers.

Mais Eléazar va se mettre en tête de faire comme Moïse et d’amener toute sa famille dans la terre lointaine qu’est la Californie. D’ailleurs, Moïse n’a-t-il pas aussi tué avant que d’amener son peuple au pays de Canaan ?

Que sera ce voyage de quarante jours et quarante nuits ? Que vont-ils trouver en Amérique ?…

Tout cela est très bien écrit, évidemment, et bien ficelé, mais…

Voilà que les derniers très courts chapitres du livre me semblent un peu déraper… Un chef indien qui parle et pense comme un blanc, une conversion au bien par trop rapide et facile d’un jeune et cruel bandit, me semblent donner soudain la sensation d’être dans un bien joli petit conte pour enfant. Si j’osais, je dirais que c’est presque du bon Coelho, pas plus…

J’en attendais plus de Michel Tournier !…

A lire quand-même pour la première partie et toutes les qualités d’écritures. En outre, ces cent vingt quatre pages sont vite dévorées.
Moïse, sa destinée, revisité sauce irlandaise 8 étoiles

Court roman (140 pages dans mon édition) mais qui déroule une vie, en accéléré ; la vie et destin d’Eléazar, dans son Irlande natale puis en Amérique lors de son émigration en 1845.
Mais Eléazar n’est qu’un cache-sexe puisque Michel Tournier a voulu en fait rejouer, transposer, la destinée de Moïse, au XIXème siècle.
Eléazar nait dans une famille pauvre, en Irlande, première moitié du XIXème siècle, et se voit destiné tout petit au métier de subsistance de berger. Premier évènement marquant ; pour avoir voulu sauver un bélier blessé, il a délaissé son troupeau et il est durement puni ; fouetté sauvagement, il est balafré au visage. A 17 ans – les chapitres sautent allègrement les années – sa foi religieuse, protestante, assumée au temple l’amène à envisager le pastorat, mais non plus de moutons mais de fidèles.

« En la lucha entre el agua y el fuego sempre es el fuego el que muere.
(Dans la lutte de l’eau et du feu, c’est toujours le feu qui meurt.)
Eléazar remua souvent cette phrase mystérieuse dans sa tête. Ne faisait-elle pas allusion à l’Irlande, pays de l’eau, et à l’Espagne, pays du feu, et ne comportait-elle pas une morale pessimiste, si l’on songe que le feu symbolise l’enthousiasme, l’esprit juvénile, l’ardeur entreprenante, et l’eau, les tristes et décourageantes sujétions de la réalité quotidienne ? Il semblait que cette phrase fût venue aux lèvres d’un Espagnol exilé très loin au nord, sur cette terre de brumes et de pluies. »

Pasteur, puis bientôt épousant Esther, de bonne famille, catholique, mais boiteuse – ce qui convainc les parents d’Esther à consentir à cette mésalliance ; un pasteur, un protestant, sans le sou – l’arrivée des deux enfants, Benjamin puis Coralie, et, nouveau tournant, la scène du petit berger battu se reproduit, il en est témoin et tue l’agresseur, incapable de supporter la scène qui le replonge dans ce qui l’a marqué dans sa chair.
Le voilà qui a tué, mais dont le meurtre reste impuni puisque non identifié. N’empêche, ça fait gamberger un pasteur, on s’en doute … Et se présente l’occasion de quitter le pays, à l’issue de la grande famine qui débute en 1845, année durant laquelle une attaque de pourriture sur les pommes de terre, l’aliment de base des Irlandais, fait mourir de faim une population entière et la contraint à l’exil.
Eléazar embarque donc avec sa famille pour la Virginie, quarante jours de traversée – Michel Tournier colle au plus près aux basques de Moïse ! – pour s’élancer ensuite, dans la grande geste américaine de la conquête de l’Ouest, en chariot bâché vers la Californie …
La fin reste conforme à ce qui était imposé et est arrivé à Moïse, Moïse et Eléazar, même combat ?
Pourquoi pas ? Les exégètes pourront disserter à perte de vue. Ca constitue néanmoins un agréable roman, aux apparences d’aventure, en réalité de réflexion poussée sur un des fondements du Christianisme. Ambitieux, peut-être n’atteignant pas totalement son but, mais interpellant.

Tistou - - 68 ans - 1 avril 2013


Entre les deux, mon coeur balance 6 étoiles

"Or l'Irlande est le pays par excellence des sources et, dans les Evangiles, le parcours de Jésus est jalonné de puits et de fontaines. Un choix terrible s'impose entre la source et le buisson..."

Voici une bien ancienne lecture chez moi. Le commentaire de Jules m'a fait replonger dans ma bibliothèque et réouvrir le bouquin. Je me souviens avoir éprouvé le même plaisir que lui à la lecture du début de l'ouvrage. La description de ce pasteur tourmenté est admirablement écrite par Michel Tournier qui plonge au tréfonds de son âme pour en extirper les pensées les plus tortueuses, les questionnements les plus intenses.
Ensuite, c'est vrai que l'ambiance change, sans pour autant complètement se gâter. Je n'irais pas jusqu'à comparer cela avec du Coelho, bon ou mauvais. Tournier a voulu se lancer dans une espèce d'analyse morale, ce qui n'est pas son fort. Il évoque, entre et à travers les lignes, le dilemme Dieu-Homme, vie spirituelle et vie terrestre. Eléazar est un homme qui se voue entièrement à sa foi, au point de choquer le lecteur quand il abandonne sa famille pour se consacrer à son but.

Pendant tout le récit, Tournier dresse un parallèle étonnant (presque du mimétisme) entre Moïse et Eléazar. Tout y est, le meurtre, la fuite, le pays étranger, une autre religion, la terre promise, la longue traversée.... J'ai retrouvé glissées entre les pages les notes que j'avais prises à ce sujet, dressant des comparaisons détaillées entre les deux destins.
Seulement voilà, comparer, ça va bien un moment mais ensuite, l'histoire n'est plus tout à fait la même. Moïse a reçu la révélation, pas Eléazar, ou en tout cas, pas la même et leurs parcours deviennent donc différents. Or Tournier applique à son personnage les analyses morales et historico-religieuses qui se prêtent bien à Moïse mais beaucoup moins à Eléazar. Cela se sent et ternit un peu la qualité du début, la puissance n'y est plus, ça devient du bavardage et ressemble par moments, à une leçon d'école.
Le style efficace et la belle écriture de Michel Tournier empêchent le livre de sombrer dans un fin confuse mais ça ne rachète pas tout. C'est comme si il était tombé à court de papier, comme si la fin brutale (tout se joue dans les deux dernières pages) avait été dictée par un besoin d'en finir. Mais en finir avec quoi? Peut-être avec ses propres questionnements. Car c'est là l'interrogation principale du récit de Tournier: jusqu'où aller au nom de Dieu et de sa foi? Qu'est-on capable de faire pour cela?

Sahkti - Genève - 50 ans - 4 décembre 2004