Dans les bagnes du tsar de H Leivick

Dans les bagnes du tsar de H Leivick

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Poet75, le 6 décembre 2023 (Paris, Inscrit le 13 janvier 2006, 68 ans)
La note : 9 étoiles
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Ténèbres et lumière

Dramaturge et poète juif de langue yiddish, ce n’est qu’au soir de sa vie, alors qu’il avait 71 ans, que H. Leivick (1888-1962) se décida à rédiger en prose le récit de ses années de prison et de bagne qui durèrent de 1906 à 1912. Auparavant, il avait préféré se contenter d’en intégrer des éléments dans ses poèmes. Or, ce texte, écrit et publié si tardivement, est un témoignage majeur sur ce que vécurent les condamnés de cette époque tsariste, en l’occurrence sous Nicolas II, un texte aussi important que le furent les Souvenirs de la maison des morts (1862) de Dostoïevski.
Halpern Leivick, de son vrai nom, fut arrêté et condamné pour des raisons politiques, à cause de son appartenance au Bund (mouvement socialiste juif antisioniste). Il fut d’abord incarcéré et laissé en prison pendant des mois avant d’être condamné à la déportation à vie en Sibérie. Il parvint cependant à s’échapper et émigra aux États-Unis en 1913.
Dans ce récit intitulé Dans les bagnes du tsar, on peut distinguer deux parties, l’une décrivant l’incarcération de l’auteur, en particulier à la prison des Boutyrki de Moscou, l’autre la longue marche des condamnés envoyés purger leur peine au fin fond de la Sibérie, du côté de la Lena.
Dès les premières pages, l’auteur nous prend à la gorge en évoquant les jours qu’il passa dans un cachot sans lumière. Expérience extrême, terriblement éprouvante, où l’on perd la notion du temps, où l’on ne peut se déplacer qu’à tâtons dans un endroit glacial et où, pendant un temps indéterminé, il se retrouva avec un codétenu, ce qui ne le rassura pas, car il pouvait s’agir d’un condamné de droit commun, peu enclin à apprécier la compagnie d’un politique. Pourtant, en fin de compte, les deux hommes se serrèrent l’un contre l’autre dans le but de se réchauffer mutuellement.
Cette méfiance des politiques envers les droit commun, nous la retrouvons tout au long du récit et, en particulier, dans les pages consacrées à la cellule de la prison des Boutyrki. Ils sont huit détenus, quatre politiques, quatre droit commun, forcés de vivre ensemble malgré leurs réticences. Mais, pour H. Leivick, il y a un neuvième détenu, qui est le Christ en croix accroché sur un des murs. L’auteur prend soin de nous parler de chacun de ses codétenus et aussi de ce Christ, et ses portraits sont bouleversants. Dans la promiscuité de la prison, la tentation est grande de se soucier surtout de soi-même et, pourtant, entre autres quand survient la maladie, certains font preuve d’humanité, dans le sens noble du terme.
Il en est de même quand l’auteur décrit la longue marche de la foule des bagnards à travers les steppes de Sibérie, sous un soleil écrasant. Alors que le récit avait commencé dans la nuit d’un cachot, c’est dans la pleine lumière d’été qu’il se poursuit. Mais l’épreuve est tout aussi terrible. Le convoi est composé d’hommes condamnés et de gardiens, mais aussi de quelques femmes, la plupart d’entre elles étant des épouses de bagnards décidées à les accompagner jusqu’à leur lieu de relégation pour y demeurer avec eux. L’une d’elles est même enceinte. Et il y a Slava, une jeune femme avec qui se lie le narrateur, ce qui donne lieu à de superbes pages, entre autres au cours d’une terrible tempête survenue un soir et qui oblige les bagnards à courir vers les baraquements où ils doivent passer la nuit, les plus chanceux sur des châlits, les autres par terre. Arrivé l’un des derniers pour avoir aidé Slava, le narrateur entre dans le baraquement sans y trouver de place alors qu’il est trempé, frigorifié, ne tenant plus sur ses jambes. Il doit son salut à une mystérieuse main secourable. Car, et c’est un des points forts du récit, s’il se trouve, parmi les bagnards, l’un ou l’autre individu foncièrement égoïste, il demeure aussi des gestes qui témoignent d’une humanité préservée. Le narrateur lui-même, possesseur d’un billet de dix roubles, se refuse à utiliser cette somme pour lui seul.
C’est un récit poignant que nous a laissé H. Leivick, un récit de ténèbres et de lumière, un témoignage de premier ordre sur la condition de l’homme détenu, sur l’abaissement extrême auquel sont contraints des êtres privés de tout, mais aussi sur le pouvoir de l’imaginaire, de ces envols qui ouvrent des portes de dialogues, avec le Christ en croix, avec ses souvenirs d’enfance, avec des codétenus. Pour que le mal n’ait pas le dernier mot.

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