Khaos: La promesse trahie de la modernité de Raphaël Liogier

Khaos: La promesse trahie de la modernité de Raphaël Liogier

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Philosophie

Critiqué par Abasileus, le 15 janvier 2024 (Inscrit le 15 janvier 2024, 42 ans)
La note : 9 étoiles
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La modernité : trans et humaniste

Raphaël Liogier, sociologue et philosophe ouvre ce qu’il désigne comme son œuvre la plus ambitieuse : le projet Khaos. Ce premier volume regorge de visions et concepts novateurs, renversants, voire révolutionnaires. Remarquablement écrit, la cohérence complexe des idées est exposée avec beaucoup de clarté. D’une lecture vive et aisée, hardi mais sans dogmatisme, Khaos explore un champ de réflexions chatoyant.


Transcendance et ouverture

Le cœur de l’ouvrage, sa thèse principale, est la suivante : le geste moderne originel n’est nullement une liquidation de la métaphysique ou de la transcendance. Au contraire, il réside dans un double mouvement.

D’abord une reconnaissance de la transcendance brute, du khaos, autrement dit, du fait que l’Être est toujours aussi une puissance de débordement, d’excès, de novation. L’Être c’est l’hubris, entendu non comme chaos mais comme ce qui n’est jamais seulement et définitivement enfermé en soi-même, jamais pro-grammé (écrit à l’avance, déterminé de part en part). Cet hubris, loin d’être un défaut ou une menace de l’excès et de la démesure, est la manifestation de sa nature, de sa puissance de création, de la manifestation de son incommensurabilité. Hubris, ou hybris, donne hybridation : le point est particulièrement intéressant dans les querelles sur le transhumanisme.

Le second mouvement de la modernité, plus classique, est la critique de toute tentative d’arraisonnement de cette transcendance brute, de tout dogmatisme prétendant l’épuiser ou la réduire à ses figurations social-historiques, par exemple dans les révélations religieuses, les systèmes philosophiques fermés, les ésotérismes exclusifs.

Rien qu’avec ça, on comprend le potentiel émancipateur, créateur et égalitaire/an-archique de la modernité. On voit aussi qu’il n’y a pas vraiment de postmodernité : soit on se trouve dans une continuation de la modernité, soit dans une forme de retour au prémoderne.


Doppelganger : schizohumanisme et industrialisme

Actuellement, nous dit Liogier, il n’est pas facile de reconnaître cette transcendance brute. Parce que cela “fait métaphysique”, parce que cela “fait religieux”, et semble des enfantillages de la pensée. Mais aussi parce que l’indétermination, l’insaisissable fondamental de l’Être du fait de ce khaos, provoque une angoisse du vide. Alors les humanistes contemporains se retrouvent coupés (schize) de leur fondation métaphysique. Ils font comme s’ils y croyaient, tout en sachant, tout en se rassurant les uns les autres : ils sont bel et bien incrédules. Reste alors l’éthique palliative et le fétichisme morphologique, tous les “faux-semblants conceptuels” (éthique de la discussion, dignité, démocratie, subjectivité, etc.) - en réalité vides de substance - pour faire comme si “les existants [pouvaient] être autre chose que des choses” (p.25). Ces valeurs, si elles ne sont pas vides de substance elles-mêmes, perdent de leur pouvoir si ceux qui les portent n’y croient pas vraiment. Les défendre vraiment implique d’y croire vraiment. L’esprit de la modernité le permettait : le problème est que cet esprit s’est perdu.

Le fond métaphysique de l’affaire - mais que Liogier qualifie d’anti-ontologie puisque c’est une ontologie qui dénie l’Être - c’est l’inertialisme. Les choses inertes sont pensées comme le début et la fin de tout ce qui existe dans l’Univers. Les assemblages, déterministes et occlus, ne sont pas plus “animés” que les prétendues briques fondamentales. Cette vision, déjà en partie remise en question par la science du XXème siècle, a conduit sur le plan économique et politique au mime grinçant de la modernité : l’industrialisme, et son cortège de destructions sociales, environnementales, spirituelles.

Inutile d’aller plus avant, le livre de Liogier est une source d’inspiration et une grille de lecture des crises contemporaines qui mérite d’y aller puiser directement. Notons toutefois que lorsque le schizohumanisme ne tient plus, l’industrialisme revêt sa version identitaire. L’analyse de cette périlleuse mutation est annoncée pour le second tome.


Oubli de l’Être, oubli du physique

Liogier se montre d’ailleurs beaucoup plus incisif qu’à son habitude à l’endroit de Heidegger, de la philosophie analytique, et des transhumanistes. Mais l’idée est de bien saisir la domination du paradigme inertialiste et ses conséquences. Il rapporte ainsi une anecdote : ses étudiants se voient houspillés lorsque, parlant du pouvoir de l’État, ils oublient le terme "physique" dans le mot célèbre de Max Weber sur le “monopole de la contrainte physique légitime”. Est-ce parce que, justement, il est actuellement d'une telle évidence qu'il n'existe que du physique, que précisément on fait disparaître ce physique, devenu inconsciemment redondant - oubliant ainsi, précisément, de penser l'inertialisme ? Est-ce aussi parce que, ce faisant, on oublie qu'il y a d'autres contraintes mais dont l'État n'a pas le monopole (morales, croyances, mœurs, valeurs, etc.) ? L’auteur ne le précise pas.


La seconde révolution kantienne

Autre point d’importance, point stimulant s’il en est, sa lecture révolutionnaire de Kant. Pour illustrer le khaos on s’attendait à ce que Schopenhauer soit mobilisé préférentiellement. En effet, la notion de Volonté schopenhauerienne semble mieux correspondre à cette dimension khaotique que le noumène kantien. Mais non, c’est bien Kant qui est relu à la lumière du khaos. Et il est vrai que l’effet est saisissant, permettant notamment de faire quelques pas de plus dans la compréhension d’une des notions kantiennes les plus abyssales (de l’avis de Kant lui-même) : le mal radical.

Cela permet aussi de reprendre l’objection de Marcel Conche, dans une annexe de son livre Temps et Destin, quant au fait qu’il ne soit pas possible de conclure unilatéralement du fait que le temps et l’espace soient les formes a priori de notre sensibilité, à l’idéalité transcendantale du temps et de l’espace. Et en effet, introduire le khaos dans la chose-en-soi, c’est introduire une puissance d’altération, donc, peu ou prou, une forme de temporalité.

Cette problématique fait immédiatement songer à Castoriadis - autre grand penseur de la création et du khaos (dont il n’est pas fait mention dans l’ouvrage de Liogier) - qui toute sa vie a travaillé sur ces notions de chaos, de vide et de création. Confrontant création et “schème de la déterminité", dimension “poïétique” et dimension “ensembliste-identitaire”, Castoriadis aura aussi beaucoup dialogué avec Kant.

Il y a enfin une allusion à Spinoza. Mais sortir Spinoza d’un déterminisme pur et dur nécessite sans doute de travailler sur les attributs de la Substance en tant qu’ils sont “infinis”, et ce n’est assurément pas de la première évidence.


Bayes vacciné et masqué pour aller à Disneyland ?

Deux manifestations de l’industrialisme sont à retenir, en cela qu’elles ont un fort potentiel polémique. Liogier pointe l’enfermement possible de nos sociétés dans le divertissement pur, le prémâchage des comportements et l’uniformisation des sensibilités, donc l’étouffement du khaos. Il nomme de processus Disneylandisation Il pointe également le nihilisme des sciences contemporaines, perdant l’objectif de compréhension causale et se contentant de cumuler des résultats par corrélations de données, sans trop savoir pourquoi ou comment, sans se poser la question du sens de ces corrélations, sautant sur l’exploitation immédiate et technologique, parfois de manière hasardeuse (il y a des pages saisissantes sur le COVID).

Sur la Disneylandisation, on se demande si elle n’est toutefois pas préférable aux formes prémodernes de contraintes socioéconomiques. Dans un monde anticipé de loisirs vidéoludiques généralisés et de revenu universel, il semble toujours y avoir de la place pour la puissance du khaos, ne serait-ce que par les répétitions et par ennui, générant ainsi une recherche d'altérités. Certaines formes de contraintes prémodernes, l'épuisement des corps au travail par la malnutrition ou par la servitude, ne cassent-elles pas plus encore les conditions de possibilité même de la vie ?


Sur le corrélationnisme on pourra aussi trouver Liogier un peu dur. La médecine par études statistiques (et peut-être toute la hype du bayésianisme) est-elle vraiment une anti-ontologie ? Ne peut-elle pas être une technique qui "annule" - plutôt que dénie - la singularité sous la diversité des singularités justement ? Pour prendre une métaphore, ne serait-ce pas aussi le cas avec le traitement des big data : une annulation des débordements par "résonance stochastique", sans être pour autant un déni principiel de la nature khaotique du réel ? Ne peut-on pas dire que les corrélations sont la vérité mais pas toute la vérité, pas rien que la vérité ? Laissant alors ceux qui veulent théoriser et rechercher des causations le loisir de le faire.

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