Le deuil de la beauté
de Gao Xingjian

critiqué par Septularisen, le 30 avril 2024
( - - ans)


La note:  étoiles
«Et observer les passants pressés // Qui vont et viennent sans cesse // Dans ce monde inondé des désirs inassouvis»
12. (Extrait)

«La foule est perdue au milieu des gratte-ciel
Les voitures circulent dans les lumières
Pressées pour toujours
Où vont-elles finalement? (…)

À la surprise générale, - et à la mienne aussi d’ailleurs, je dois le dire -, le Prix Nobel de Littérature du millénaire couronna un écrivain français, écrivant en chinois (mais résident en France…) : M. GAO Xingjian (*1940). C’était d’autant plus une surprise, que ses romans étaient relativement peu connus et peu lus, publiés d’ailleurs chez un tout petit éditeur… Mais, si M. GAO était surtout connu (et encore aujourd’hui, d’ailleurs…), pour ses romans et ses pièces de théâtre, il ne faut pas oublier qu’il est aussi réalisateur de films, peintre et heureusement pour nous… Poète!..

4. (Extrait)

«Danse une marionnette
C’est le poète qui manipule la Mort
Puisqu’on ne peut pas s’y opposer
Autant en faire une jeu
Et danser avec elle (…)

M. Noël DUTRAIT (*1951), professeur de langue et de littérature chinoise et le traducteur attitré de M. GAO Xingjian [et accessoirement d’un autre auteur «Nobélisé», à savoir M. MO Yan (*1955)], nous offre ici une petite plaquette, un court texte de moins de 50 pages, 16 petits chapitres de 2-3 pages, édité par les «Éditions Simoncini Luxembourg», à l’occasion d’une série de conférences données par l’auteur français au Luxembourg, durant le mois d’août 2012.

C’est une poésie très particulière, il y a très peu de virgules et aucun point, si ce n’est des points d’exclamation et d’interrogation. C’est comme une longue réflexion, ce n’est d’ailleurs pas sans rappeler la poésie du Suisse Philippe JACCOTTET (1925 – 2021) (1). C’est une sorte d’utopie, remplie d’idées diverses, mais toujours avec la beauté (ou son absence !..) comme thème principal… Une question semble en effet obséder l’auteur, la beauté qu’est-ce que cela signifiait autrefois, qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui? Et pourquoi cette beauté a-t-elle changé, pourquoi a-t-elle disparu ? Où est-elle ?

4. (Extrait)

«Dehors volètent des flocons de neige
Les statues de femmes nues semblent endormies
Sur la Place Royale passent lentement les voitures
Elles craignent de déraper comme les piétons

Le calme règne dans le parc enneigé
La neige a enfoui tout ce qui faisait sens
Seules restent perceptibles
Les pensées silencieuses» (…)

C’est très nostalgique, sans toutefois tomber dans la banalité du «c’était mieux avant»!.. L’auteur constate que le monde a changé autour de lui, en pire, en mieux? Il ne prend pas partie, il nous laisse seuls juges, nous laisse nous faire notre propre opinion, notre idée…
Tout ce qui «caractérise» notre monde actuel est abordé, mais bien entendu toujours de façon très poétique, on retrouvera donc parmi d’autres…

Les faux prophètes :

«D’autant plus que Dieu est mort déjà
Et son fils Jésus s’est sacrifié en vain
On ne voit que des surhommes se succéder
Chaque fois ils reconstruisent le monde
Qui devient plus catastrophique encore»

Le terrorisme :

«Une bombe humaine peut exploser à tout moment
Les tours si hautes peuvent s’écrouler en un instant…»

La pollution :

«Et les salades sont amères aussi
On les a traitées au pesticide
Les côtelettes de bœuf ou de porc sont pleines d’hormones
Et même l’eau de mer est gravement polluée
Inutile de pêcher les poissons ils flottent tous à la surface…»

L’argent «roi» :

«A présent un seul mot de passe partout
L’argent ! L’argent ! L’argent !
On fabrique des billets de banque plus vite que du papier toilette
Des tonnes et des tonnes, par milliards,
Dispersés dans le monde entier…»

Les médias :

«Les poubelles des médias recouvrent ciel et terre
Comment pourrait-on les enlever? ...»

La justice :

«La justice s’est transformée en un virus dont on ne peut se débarrasser
Qui provoque chez tout le monde une allergie
On a perdu l’odorat et on ne fait qu’éternuer…»

La publicité :

«Toujours les mêmes panneaux le long de l’autoroute
A la fenêtre de la voiture défilent en un éclair immeubles et publicités…»

Et la beauté finalement ? «Elle est morte ?» La réponse dans le recueil...
Que dire de plus sur cette poésie «de l’éternité», qui vous touche directement au cœur? Rien sans doute… Juste s’effacer derrière le poète et le laisser vous murmurer quelques vers à l’oreille…

1.

Le saviez-vous ?
La beauté a disparu !
Quoi ? Que dis-tu ?
Savez-vous que la beauté est morte ?
Mais qu’est-ce que tu dis ?
Savez-vous que la beauté est anéantie ?
C’est impossible !
C’est comme ça !
La beauté est morte et enterrée !

Dans ce monde à présent
Sous nos yeux
Sous les cieux
S’étalent les publicités
Elles s’insinuent partout
Même dans la vie privée
A chaque minute à chaque seconde
L’ordinateur à peine allumé
Impossible d’arrêter
Ces publicités

Et tout n’est plus que tapage politique
Disputes entre partis, campagnes électorales
Tout est people et inonde ce monde
La vulgarité rivalise avec le kitsch
Seule la beauté, tabou suprême,
Disparaît en silence
Elle est partie sans laisser de trace

Cette sale besogne,
Qui l’a faite ?
Nul ne le sait
Comment cette folie a-t-elle été commise
En plein jour
C’est ainsi
La beauté a été étranglée
Anéantie, achevée

Chagrin inconsolable
Détresse irrépressible
A qui se confier ?
Tous restent indifférents
On est aveugle
Introuvable est l’assassin
Sous les regards de la foule
En plein jour la beauté a disparu
Tandis que dans ce monde se répand l’indigence spirituelle

Ce monde humain est de plus en plus bruyant
Mais le cœur des hommes est désert
Tout est vide autour de toi
On ne sait que faire
Auraient-ils perdu leur sensibilité ?
Incapables de renvoyer le moindre écho
Totalement insensibles ?
Comment peuvent-ils supporter cela ?
Vaine question !

La rue est pleine de passants affairés
Tu te sens si seul
Tu te rapproches pour les regarder
Visages après visages
Tous regardent sans voir
Écoutent sans entendre
Incapables de contempler la pluie
Encore moins d’écouter leur cœur
Alors subitement tu réalises
Que totalement la beauté
Du cœur des hommes la beauté s’en est allée
Quelle horreur !

Tu as envie de pleurer
Mais tes yeux sont secs
Tu voudrais t‘épancher
Mais avec qui ?
Personne ne peut comprendre cette tristesse
Aussi profonde que lourde

(1). Cf. : Ici sur CL : https://critiqueslibres.com/i.php/vauteur/2115