Martinique: Charmeuse de serpents
de André Breton

critiqué par Eric Eliès, le 16 juin 2024
( - 50 ans)


La note:  étoiles
André Breton en Martinique - souvenirs d'une escale forcée en 1941, qui permit la rencontre de Breton et Césaire
Ce petit ouvrage, qui se lit rapidement, rassemble l’ensemble des textes d’André Breton consacrés à la Martinique, où il séjourna quelques semaines en 1941 lors de son voyage en direction de New York, à bord du « Capitaine-Paul-Lemerle » parti de Marseille avec nombre de Français et d’Européens cherchant à fuir l’Occupation allemande.

Le recueil commence par « un dialogue créole » entre André Masson (dont les illustrations, qui accompagnaient le texte original, ont été insérées en fin d’ouvrage) et André Breton, qui devisent en marchant dans la forêt tropicale des mornes (petites montagnes) de Martinique. Le dialogue est extrêmement rédigé, avec des tournures hyper-littéraires dont le style m’a rappelé les Entretiens radiophoniques de Breton (rassemblés dans un recueil que j’avais il y a quelques années présentés sur CL), qui n’avaient d’entretiens que le nom car tout était écrit à l’avance. Au premier abord, c’est un peu déroutant et même un peu irritant par son manque total de spontanéité qui vire au maniérisme (car il est évident que ce dialogue n’a jamais eu lieu : personne ne parle avec des formulations aussi alambiquées) mais, quand on pénètre dans le dialogue, on ressent dans sa complexité comme un reflet de l’entrelacs végétal des lianes et des arbres. Masson et Breton sont fascinés par la densité de la forêt et par l’exubérance de la jungle, la diversité des formes végétales, des fleurs et des feuilles, comme si la nature était, en Martinique, surréaliste par essence, comme si elle avait puisé dans l’infini des possibles et dépassé les limites de l’imagination humaine. Ayant eu la chance de vivre 2 ans en Martinique, d’être parti avec mon épouse pour de petites randonnées dans la jungle des mornes et des pitons, j’ai compris le ressenti de Breton et de Masson, qui découvraient une nature très différente des forêts d’Europe. La moiteur étouffante et la densité de la jungle, avec ses arbres immenses couverts de lianes épaisses, aux feuilles et fleurs parfois gigantesques, peuvent réellement donner le sentiment de pénétrer un autre monde, où règnent des forces agissantes de puissance végétale suscitant le sentiment du surgissement d’un « impensable ».

Les autres textes sont beaucoup plus politiques. En effet, dès son arrivée en Martinique, Breton découvre que l’administration, sous la coupe de l’amiral Robert qui exerce le vrai pouvoir politique, est restée fidèle à Vichy, malgré le voisinage des navires de guerre américains dont la présence pèse à l’horizon. L’ambiance est oppressante, avec une tension accrue par la présence sur l’île du stock d’or de la Banque de France, qui avait été évacué en urgence depuis Brest vers la Martinique. Breton, qui a pu obtenir le droit de quitter le navire et de circuler dans l’île, après quelques jours au camp de Pointe-Rouge, est mis sous surveillance par des policiers en civil, qui ne le quittent pas sous prétexte de l’assister et de lui éviter des ennuis. Dans « Des épingles tremblantes », Breton évoque ses déambulations dans Fort de France et dans l’île, en soulignant sa beauté surprenante, mais dans son article « Eaux troubles » (publié à New York), le texte le plus long du recueil, Breton témoigne, en observateur lucide, de l’hypocrisie et de la duplicité de l’administration française, soumise aux intérêts économiques des békés qui tiennent l’économie et dominent l’île, par tous les moyens. Breton y souligne notamment le maintien d'une tutelle coloniale, les clivages sociaux et raciaux, et évoque l’assassinat du journaliste communiste André Aliker (affaire que je ne connaissais jusqu’alors que par le film de Guy Deslauriers, scénarisé par Patrick Chamoiseau), qui avait tenté dans les années 30 de divulguer certaines malversations financières commises par Eugène Aubéry, l’un des békés les plus puissants de l’île.

Le recueil décrit aussi, dans « Un grand poète noir » (texte constituant la préface de « Cahier d’un retour au pays natal »), la rencontre d’André Breton et d’Aimé Césaire, en avril 1941, après un de ces concours de circonstances fortuits et miraculeux dans lesquels Breton voyait la manifestation de forces supérieures. C’est en effet par hasard – ou fut-il guidé ? - que André Breton, entrant dans une mercerie pour acheter un ruban à sa fille Cécile, découvrit un exemplaire de la revue « Tropiques », qu’il acheta par curiosité. La revue, qui venait d’être lancée par René Ménil (dont la mercière était cousine) et Aimé Césaire, stupéfia André Breton qui reconnut immédiatement en Aimé Césaire (qui était alors professeur de lettres dans un lycée de Fort de France), non seulement un poète majeur mais aussi un homme assumant de se battre (« nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre ») avec une dignité, un courage et une probité admirables, qui contrastaient avec l’esprit d’une époque de renoncement moral et de compromissions.