Voyager dans les philosophies du monde
de Roger-Pol Droit

critiqué par Poet75, le 3 août 2024
(Paris - 68 ans)


La note:  étoiles
Un passionnant voyage
Durant toutes mes études de philosophie, que ce soit en classe de Terminale et, plus tard, à la faculté de philosophie et de théologie de Strasbourg puis au Centre Sèvres, la faculté des Jésuites, à Paris, je ne me souviens pas d’avoir entendu parler, ne serait-ce qu’une seule fois, d’autres philosophes que ceux de chez nous, si je puis dire, et d’autres philosophies que celles qui se sont déployées depuis le berceau grec dans les pays occidentaux. De ce fait, il nous semblait (je le dis non seulement pour moi mais pour mes condisciples d’alors) que la philosophie, au sens plénier du mot, était restée, jusqu’à l’époque moderne, l’apanage des pays occidentaux. Or, si nous croyions cela, c’était par ignorance, parce que nos professeurs ne nous parlaient jamais d’autres philosophies que de celles de Platon, d’Aristote et autres Grecs, puis de celles de Descartes, de Kant, de Hegel, d’Heidegger, pour ne citer que ces quelques noms. Dans tous les cas, il ne s’agissait que de philosophes qu’on peut dire occidentaux. Nous n’avions pas l’idée d’aller chercher ailleurs, même si nous connaissions, bien sûr, des noms comme ceux de Confucius, Lao-Tseu, Maïmonide, Averroès et autres. Mais, sans avoir eu la curiosité d’y regarder de plus près, il nous semblait, non, il me semblait (je parle pour moi) qu’il s’agissait d’auteurs de doctrines spirituelles ou de sagesses bien plus que de philosophes à proprement parler. Cette idée, je ne l’avais pas inventé, bien évidemment, elle provenait de certains philosophes eux-mêmes, comme Heidegger, pour qui il n’y avait de philosophie que provenant du berceau grec et rien d’autre.
Ce sont ces préjugés que remet en cause Roger-Pol Droit dans ce livre passionnant, très érudit mais, je le crois, compréhensible par tout un chacun, car nous avons affaire à un auteur qui écrit en véritable pédagogue. « La philosophie rien-que-grecque, écrit-il, est un mythe. Cette fable récente déjà se fissure, craque peu à peu, et décline. Il est devenu bien plus difficile que naguère de proclamer que des philosophes n’existent pas hors de l’Occident, ou de faire croire que les pensées qu’on y trouve ne sont pas des philosophies. » Partant de cette conviction, Roger-Pol Droit propose donc un voyage « dans les têtes des philosophes » comme il aime à l’écrire, et des philosophes du monde. Partons donc avec lui pour un périple dont la première étape se situe en Inde, périple qui se continue en Chine, puis chez les philosophes du judaïsme et, enfin, chez ceux du monde arabo-musulman. Il manque, malheureusement, comme s’en explique Roger-Pol Droit à la fin du volume, faute de traces écrites, les philosophies africaines et amérindiennes. Non pas parce qu’elles sont inexistantes mais parce qu’elles ne se sont transmises, jusqu’à une époque récente, que de manière orale.
Pour chacune des philosophies qu’il explore, on pourra remarquer que, à chaque fois, avant d’en venir à l’étude des œuvres qui nous sont parvenues et de leurs auteurs (quand on les connaît), Roger-Pol Droit insiste, très pertinemment, sur le socle de chacune d’elles, et ce socle c’est la langue. Que ce soit le sanskrit en Inde, le chinois, l’hébreu ou l’arabe, chacune des langues apporte sa couleur propre à la philosophie qu’elle transmet, plus que sa couleur, son identité. « Comment l’exercice de la réflexion philosophique varie-t-il, d’une langue à une autre, d’une culture à une autre ? », se demande précisément Roger-Pol Droit. Cela étant dit, toutes ces philosophies abordent, chacune à sa manière, des questions identiques : « … la toile de fond de l’interrogation philosophique est tissée, globalement, des mêmes inquiétudes et des mêmes paradoxes, des mêmes échappées et des mêmes impasses, quelle que soit la culture où elle se développe. »
N'hésitons pas à entreprendre ce voyage avec Roger-Pol Droit, à nous ouvrir ainsi à d’autres pensées que celles que nous connaissons déjà et, peut-être, y ayant pris goût, à chercher à les connaître toujours davantage. Il semble d’ailleurs, si j’en crois un article que je viens de lire, que les choses changent, même pour ce qui concerne l’enseignement scolaire de la philosophie : « le taoïste Tchouang-tseu ou Averroès, le penseur de l’islam des Lumières, figurent désormais au programme du baccalauréat » !