Deep It
de Marc-Antoine Mathieu

critiqué par Blue Boy, le 14 août 2024
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Adam, dernier homme post-humain
Le jour du Grand Deuil est survenu, annihilant toute vie sur Terre. Dans les profondeurs de l’océan, une capsule erre au milieu des poussières, dernier vestige du monde organique. A l’intérieur de cette capsule, une entité désincarnée baptisée « Adam », gardien immortel de toute la mémoire de l’ancien monde, affronte le néant et l’éternité, dans l’hypothèse qu’un jour, la vie réapparaisse. Doté de conscience, ce bijou de technologie, ni humain ni machine, fruit des ultimes recherches en intelligence artificielle, n’a rien d’autre à faire que questionner son existence, assisté d’un programme conversationnel.

Deuxième partie du diptyque entamé avec l’incroyable « Deep Me », « Deep It » continue brillamment sur cette lancée. Cette fois, la couverture est totalement blanche, et comme l’opus précédent tout en noir, les mentions du titre, de l’auteur ou du résumé en quatrième de couverture se distinguent à peine. Une approche culottée qui n’aura assurément pas joué en faveur de sa visibilité, ce qui peut expliquer le peu de retombées lors de sa publication (du moins c’est mon ressenti), et c’est tout à fait dommage, car le moins qu’on puisse dire, c’est que l’ouvrage est audacieux (comme à peu près toutes les parutions de l’auteur) ! Ceux qui en principe ne se seront pas arrêtés à la loi des apparences — et d’autres peut-être qui auront été intrigués — sont vraisemblablement les inconditionnels de Marc-Antoine Mathieu.

C’est ainsi que l’on retrouve ici le narrateur du premier volume, « Adam », entité « post-humaine », sorte d’ « élu » vainqueur d’un jeu de réalité virtuelle après avoir survécu aux situations les plus critiques. Assemblage complexe édifié à l’aide de programmes d’intelligence artificielle, Adam a été conçu pour survivre à une apocalypse prévisible. Et désormais, si le Grand Deuil a bel et bien eu lieu, Adam se retrouve confronté à la solitude et à sa propre immortalité, n’ayant comme seul interlocuteur qu’un auxiliaire relationnel, « embarqué » tout comme lui dans cette capsule errant dans les abysses d’un monde où toute vie a disparu.

Le découpage narratif consiste en une succession de veilles numérotées, où notre entité immortelle, en attendant de distinguer la lueur hypothétique d’une vie émergente, ne dort « que d’un œil » entre chaque mise à jour et se livre à diverses réflexions métaphysiques de haut vol. A titre d’exemples : comment survivre à l’infinitude et quelles sont les raisons de son statut d’ « élu ultime » ; où se situe sa condition véritable (entre l’objet fabriqué et l’humain doté d’une conscience) ; et tout autant de questionnements sur ce qui fait notre humanité, sur le temps, la mort et la vie…

Une fois encore, Marc-Antoine Mathieu nous époustoufle en nous embarquant dans ses réflexions philosophiques auxquelles il ne fournit guère de réponse. Mais il alimente avec bonheur notre méditation dans ce qu’on pourrait qualifier de sublime et vertigineux voyage vers des espaces insondés où l’intelligence artificielle, qui est devenue une nouvelle réalité de notre époque, constitue le cœur du propos. Et l’humour n’est pas en reste, l’auteur disséminant ses saillies subtiles dont il s’est montré coutumier à travers sa production.

Réalisant une synthèse parfaite entre la philosophie, la science et la poésie, l’auteur nous propose une œuvre qui, si elle pourra en effaroucher certains par son contenu et son abstraction apparente, reste extrêmement humaine. A qui d’autre que nous-mêmes et notre âme s’adresse la voix off d’Adam, qui se fait en quelque sorte notre confident ? Le sort et la solitude éternelle à laquelle il est condamné, quand bien même il est le résultat d’un programme d’IA, ne peut manquer de nous émouvoir si tant est que l’on est doté d’empathie. Car en effet, Adam bénéficie bel et bien d’une conscience.

Comme dans la première partie, le défi pouvait consister à allier philosophie et graphisme dans un format (la bande dessinée) où le visuel représente une part incontournable. Et de ce point de vue, c’est totalement réussi. MAM nous offre un dessin tout à fait remarquable qui constitue la partie poétique du livre. Son utilisation du noir et blanc ne fait que confirmer, si besoin était, sa maîtrise totale. Un parti pris graphique dans lequel il excelle depuis ses débuts et qui n’a cessé de s’affiner au fil des années. Il suffit pour s’en convaincre d’admirer les cases où sur fond noir, l’artiste recourt au pointillisme pour faire apparaître formes et visages, nous plongeant en une sorte d’apesanteur spirituelle.