Parue au mois d’août dernier, en pleine période de Jeux Olympiques, cette lettre du pape François serait peut-être passée complètement inaperçue si, par bonheur, elle n’avait pas été repérée et vivement recommandée par William Marx, professeur au Collège de France, essayiste, historien de la littérature à qui l’on doit, entre autres, l’excellent volume de la collection « Un été avec » consacré à Don Quichotte. Ce même William Marx signe une préface enthousiaste de la lettre du pape François, que l’on trouvera dans le volume édité par les éditions « Équateurs ».
Comme William Marx l’exprime au début de sa préface, il y a de quoi être « sidéré » par la parution d’une lettre papale vantant les bienfaits et les mérites de la littérature : « elle annonce, écrit le préfacier, un changement de nature historique, une révolution dans la pratique de l’Église, tout en déployant une défense sans égale de la lecture. » Comprenons bien, ce que recommande, dans cette lettre, le pape François, ce n’est nullement la lecture de livres de piété, qu’il s’agisse d’écrits mystiques, de livres de spiritualité, de sommes théologiques et autres essais d’exégèse biblique ! Non, il s’agit bel et bien de littérature ! Le pape François recommande, et au moyen d’arguments ô combien convaincants, la lecture de romans et de poésie. De plus, il ne s’agit, en aucune façon, de ne lire que des auteurs d’inspiration chrétienne, comme Charles Péguy, Paul Claudel ou Georges Bernanos. Non, ce dont il est question, c’est de la littérature dans toute sa diversité et non pas seulement de celle qu’on peut qualifier d’édifiante (même si aucun des trois auteurs que je viens de nommer n’entre, à proprement parler, dans cette catégorie).
La littérature, écrit François, « prépare à comprendre, et donc, à faire face, aux différentes situations qui peuvent se présenter dans la vie ». Le pape la recommande, tout particulièrement, dans un processus de formation, entre autres pour les séminaristes. N’est-il pas préférable de lire de la littérature, des romans et de la poésie, plutôt que de s’isoler du monde en s’enivrant de lectures pieuses qui ne préparent nullement à la réception des réalités humaines ? Que deviennent les séminaristes, une fois ordonnés prêtres et missionnés dans un secteur paroissial, s’ils ignorent tout du substrat humain pour n’avoir lu que des livres qui sont censés élever l’âme et seulement l’âme. François, lui, invite à ne jamais perdre de vue la « chair » de Jésus-Christ. « Une fréquentation assidue de la littérature, écrit-il, peut rendre les futurs prêtres et tous les agents pastoraux encore plus sensibles à la pleine humanité du Seigneur Jésus… ».
La lecture, pour François, ne peut être considéré ni comme un simple divertissement ni comme un loisir superfétatoire. Ceux qui la dédaignent se privent d’un accès privilégié « au cœur de la culture humaine et plus précisément au cœur de l’être humain. » Elle est une « voie d’accès » vers les abimes qui habitent l’homme. D’un autre côté, ajoute François, « toutes les paroles humaines portent la trace d’une nostalgie intrinsèque de Dieu. » Il nous revient, à nous les lecteurs, de demeurer actif lorsque nous lisons un roman ou de la poésie afin, peut-être, entre autres choses, de déceler ladite nostalgie, mais aussi et surtout afin de sonder le cœur humain par le truchement du regard d’autrui. C. S. Lewis, que cite le pape François, écrivait : « En lisant les grandes œuvres de la littérature, je deviens des milliers d’hommes et, en même temps, je reste moi-même. » D’une certaine façon, quand on lit, on réécrit l’œuvre, on la reçoit telle que l’a écrite un auteur, mais on se l’approprie, on y trouve sa place : « Le lecteur s’enrichit de ce qu’il reçoit de l’auteur, mais cela lui permet en même temps de faire fleurir la richesse de sa propre personne. »
Pour ce qui me concerne, je n’ai certes pas attendu l’aval du pape François pour lire des romans, de la poésie, des essais et des pièces de théâtre. Cette passion m’a prise dès mon plus jeune âge et m’est devenue indispensable lorsque, durant ma prime adolescence, je me mis à lire avec gourmandise les romans de Jules Verne (j’ai évoqué cela dans un des poèmes de mon recueil de poésies intitulé Comme dans un miroir). Je lus bien d’autres auteurs ensuite, à commencer par les écrivains les plus incontournables, Victor Hugo, Balzac, Flaubert et bien d’autres parmi lesquels je ne peux pas ne pas nommer Charles Dickens, Léon Tolstoï et Fiodor Dostoïevski. Je me pris également de passion pour la poésie quand je lus Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire et d’autres encore. Jamais, jusqu’à ce jour, cela ne me quitta. Et jamais je n’eus le sentiment, ce faisant, de contrevenir, de quelque façon, à mes devoirs d’humain, de chrétien, de religieux, de prêtre. Au contraire, je perçus rapidement combien la pratique de la lecture de romans et de poésie m’était bénéfique à tout point de vue et, en particulier, parce qu’elle m’offrait la grâce de voir l’humain « à travers les yeux des autres » (C. S. Lewis, cité par le pape François). La lecture ne fut jamais, pour moi, un simple passe-temps, encore moins un divertissement. Et je ne me considérai jamais coupable de m’y adonner, ne tenant évidemment aucun compte de quelque interdit que ce soit, mise à l’index ou autre. J’ai déjà eu l’occasion de raconter ma surprise lorsque je me mis à lire le roman que j’avais apporté dans mes bagages (en plus de ma Bible !) à l’occasion d’une retraite à l’abbaye de La Pierre-Qui-Vire, en 1987. Le roman en question, que j’avais glissé dans ma valise sans rien savoir de son contenu, c’était Ulysse de James Joyce, livre qui, jugé obscène, fut interdit de publication dans le monde anglo-saxon jusqu’en 1934 (alors qu’il datait de 1918). Considéré comme sulfureux, il avait bien sûr été condamné par l’Église. Or, voilà que j’en entamai la lecture dans une abbaye ! Eh bien, ma première surprise passée, cela ne me parut aucunement déplacé. Au contraire, je fus sensible à ce contraste entre la prière des moines et la plongée dans les affres du cœur humain telle que la proposait Joyce. N’était-il pas bon, précisément, d’être confronté à ces deux pôles qui coexistent dans le for interne, l’aspiration à l’élévation d’un côté, la rumination des pensées les plus inavouables de l’autre. Je retrouvai là ce que j’avais tant apprécié dans Les Fleurs du Mal par exemple (ces Fleurs du Mal que j’emmenais partout avec moi, ce qui n’avait pas manqué de surprendre un aspirant à la vie religieuse avec qui j’avais participé à une marche dans les Cévennes en 1980 ou 81). En écrivant cela, je pense aussi à tous ces prêtres et religieux qui, sur certains plans et, en particulier, celui de la sexualité, demeurent d’une singulière immaturité. Peut-être le seraient-ils un peu moins s’ils s’étaient privés quelque peu d’ouvrages de spiritualité ou de théologie durant leur formation pour leur préférer des romans et de la poésie ! Le pape François, qui fut lui-même professeur de littérature à Santa Fe entre 1964 et 1965, sait bien de quoi il parle et il a parfaitement saisi la valeur et les inestimables bénéfices qui découlent de la fréquentation régulière des œuvres littéraires. Louée soit la lecture, en effet, à tous les âges de la vie et sans modération !
Poet75 - Paris - 68 ans - 17 octobre 2024 |