J'ai rêvé que j'étais fait de signes de Matéi Visniec

J'ai rêvé que j'étais fait de signes de Matéi Visniec

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Francophone

Critiqué par Eric Eliès, le 9 novembre 2024 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 10 étoiles
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Poésie écrite sous l'aile de l'ange du Bizarre, aux accents de cauchemar éveillé oscillant entre onirisme, humour tragique, ironie et angoisse

Surtout connu pour son théâtre, Matei Visniec est également romancier (auteur notamment du « Marchand de premières phrases », que je tiens pour un chef d’œuvre) et poète. Son dernier recueil, intitulé « J’ai rêvé que j’étais fait de signes », titre qui est aussi le premier vers du recueil, vient de paraître aux Editions Non-Lieu, imprimé sur un élégant papier glacé, avec en couverture une vignette présentant une silhouette énigmatique, mi-homme mi-animal, qui semble nous saluer.

Il y a indéniablement un ton Visniec, mélange subtil de fantaisie onirique, de dérision ironique et d’angoisse existentielle, et tout lecteur de ses autres ouvrages reconnaîtra, dans ce petit recueil d’une soixantaine de poèmes, les échos des poèmes de « La ville d’un seul habitant » ou des pièces de théâtre pour acteur seul en scène. Ayant lu le recueil presque d’une traite, j’ai été frappé par l’atmosphère de menace oppressante qui sourd des poèmes, comme on peut le ressentir dans un rêve dont l’étrangeté devient peu à peu inquiétante et progresse vers un dénouement ambigu ou brutal.

Peut-être qu’il me prévient de quelque chose

Le chat noir sur le toit miaule
Il me dit quelque chose, il me regarde
Avec ses yeux verts
Moi, je ne comprends pas grand-chose
Mais je l’écoute
Je ne sais pas comment le chat noir est monté sur le toit
Je ne sais pas comment il va faire pour descendre
Je reste figé et j’attends
Plus d’explications
Le chat continue de miauler
Mais je ne suis pas sûr qu’il me demande de lui venir en aide
Peut-être qu’il me prévient
D’un danger qui me guette
Soudain cette pensée me transperce / je regarde autour
Et en effet je laisse échapper un hurlement de douleur
Les petites dents d’un serpent blanc
Sont restés coincés
Dans mon unique talon

Tout au long du recueil s’impose, outre la sensation d'une menace, un sentiment de décrépitude et de dislocation. Que ce soit en heures ou secondes, signes, mots, miettes, organes, plumes, yeux, écailles, etc. toute chose, y compris le poète narrateur ("mais personne ne voit comment mes propres pas / s'émiettent pendant que je marche / comment mes mots s'émiettent / chaque fois que je veux dire quelque chose / même mes regards produisent des miettes / je vois émietté / j'entends émietté / le matin quand je veux raconter mes rêves / ils sont déjà brisés en mille morceaux / je ne me plains pas cependant, je sais que moi aussi / je ne suis qu'une miette") semble se briser et se fragmenter, comme si le monde perdait sa cohérence et tombait en poussières. Rien n’est stable ou certain : tout se disloque, condamné à disparaître, parfois même avant d’avoir existé (comme dans « Une journée stupide ») ou - peut-être - de renaître. Car rien n’est sûr, pas même la mort, pas même le mot FIN qui pourrait signifier tout autre chose que ce que nous croyons être la fin. Et cette inconnaissance s’étend au monde lui-même, qui suscite un troublant sentiment d’étrangeté car ce qui nous semble familier est en fait fuyant et mystérieux. Les choses se comportent étrangement, dévoilant que la réalité des choses nous échappe, tels ces nuages, que nous avions cru légers et duveteux, qui soudain se décrochent du ciel et s’abattent en nous écrasant de leur masse :

Pile sur ma tête

Non, personne n’en pouvait croire ses yeux
Le nuage a chuté lourdement comme un camion de 19 tonnes
La foule est restée sans voix
Même les gens écrasés par le nuage
S’ils avaient pu exprimer leur stupeur
Auraient dit qu’une telle chose était impossible

Personne n’en pouvait croire ses yeux
Les nuages chutèrent lourdement les uns après les autres
Ecrasant les maisons, les arbres, le jardin zoologique
La ville a été réduite en poussière
Mais les survivants disaient non
Les nuages tout duveteux ne peuvent pas tomber comme des camions de 19 tonnes

Quelque chose vient de se dérégler dans la mécanique de l’univers
Cette phrase vient de sortir de mon cerveau
Je la vois s’élever dans les airs
Telle une hache
Avant de s’abattre avec une force rare pour une idée
Pile sur ma tête

Le rapport au langage et aux mots est un thème très présent dans le recueil. Un peu comme dans son recueil de proses poétiques « Le cabaret des mots », les mots semblent dotés d’une vie propre. Nous ne les dominons pas : ils ont leur personnalité et des pouvoirs, et s’affrontent en nos pensées. Plusieurs poèmes s'apparentent à des saynètes tragi-comiques où les mots et les signes agissent comme des créatures perfides ou des anges messianiques, dont nous ne comprenons pas les messages. Le poète les manipule avec prudence mais ne peut empêcher les accidents malgré ses précautions, notamment quand les mots OUI et NON se rapprochent dangereusement en nous menaçant d’une déflagration atomique… Les mots nous parlent, nous les recherchons (comme dans le poème « des mots auxquels s’accrocher ») mais nous ne les comprenons pas ; le monde lui-même est plein de signes dont le sens nous échappe. A plusieurs reprises, les poèmes mettent en scène des personnages hagards et perdus, qui perçoivent un message ou une présence qui pourrait les sauver, mais elle reste hors de portée, à la fois très proche mais trop infime ou fugace pour être saisie.

L’écho de mes propres mots

Un signe, j’attendais un signe
Et soudain, quand je lève les yeux
Je le vois – petit mais parleur
Un simple point reculant dans l’univers
Mais laissant quand même derrière lui un écho
Une trace de mots

Je suis allé après lui, je n’avais aucune chance
De le rattraper
Mais j’ai quand même fait quelques pas
Quelques pas par jour pendant des années
Pendant toute ma vie
Je n’étais pas seul, il y en avait d’autres comme moi
Des foules entières en mouvement
Aspirées par le signe, par le point parleur
Tous glissaient derrière lui
De plus en plus de gens agglutinés suivant le signe
Bien qu’on ne le voyât plus depuis longtemps
Rien ne l’annonçait plus
A part l’écho de nos propres mots

Cette incapacité à saisir les mots et comprendre les signes épars du langage et du monde éveille un profond sentiment de solitude et d’incommunicabilité, comme dans le premier poème où le poète se répand en signes que les passants lui arrachent (mais que lui-même ne comprend pas) ou quand les mots s’autonomisent et se séparent du poète, qui n’a plus rien à dire (« Je n’ai plus rien à dire / mais je ne peux pas garder mes mots enfermés / dans la cage thoracique de ma bouche »). Comme dans « La ville d’un seul habitant », le poète est souvent le narrateur d’un récit halluciné, où il se découvre seul au milieu d’une foule, isolé et même parfois monstrueux. Ces poèmes ont la puissance des récits en rêve, dont on se demande s’ils sont le récit d’un cauchemar ou la confidence d'un fou. L’atmosphère oscille entre onirisme et délire, dans des mises en abîme qui creusent les fissures entre la réalité insaisissable et notre perception du réel, sapent nos certitudes sur le réel et nous égarent au sein des miroirs du rêve, nous morcelant et multipliant les reflets de nous-même pour composer une foule à la fois semblable et étrangère, d’une sourde hostilité.

La pensée avait un écho bizarre

Je savais que je me répétais mais je ne pouvais pas m’arrêter
Chaque pas ressemblait parfaitement au précédent
Chaque mot prononcé était la répétition d’un mot plus ancien
Quand j’ai cligné des yeux j’étais conscient
Que je l’avais fait des centaines de milliers de fois

Rien de nouveau même dans la sensation de faim et de soif
Oui, j’étais fait de répétitions
De la reprise stupide des mêmes gestes
Des mêmes pensées
Même mes rêves, le seul espace de vol
Ils semblaient modelés de la même façon
C’est-à-dire qu’ils se dissipaient dans l’air au réveil

Encore plus grave me paraissait le fait
Que je ressemblais parfaitement aux autres
Horrifié, je regardais les passants
Et en chacun d’eux je me reconnaissais moi-même

Ca ne peut plus continuer comme ça !
J’ai crié dans ma tête
Mais ma pensée avait un écho bizarre
Parce que tous les passants voulaient se révolter en même temps
Terribles, étouffantes me paraissaient ces répétitions
J’ai décidé d’y mettre un terme et je suis parti vers la falaise
Pour me jeter dans le vide
Mais devant moi il y avait des milliers et des milliers d’autres suicidés désabusés
Je devais attendre au moins deux jours
Pour que la file indienne avançât

On croirait lire le récit d’un cauchemar halluciné, et ce poème m’a laissé la même impression qu’une très courte nouvelle de Richard Matheson, que j’ai lue autrefois dans je ne sais plus quel recueil, où les hommes, comme des lemmings, se rassemblent sur les plages et se jettent en masse à la mer, en laissant derrière eux de longues files de voitures abandonnées... La plupart des poèmes jouent sur les registres de l'incertitude, de l'espoir déçu, de l'attente absurde, du manque et de la peur, et certains s'aventurent jusqu'aux limbes de la folie et de ses réalités truquées, comme ceux où le poète s’imagine radicalement différent des autres hommes (par ex. dans « Il fut un temps » le poète sait que les passants sont des acteurs payés pour jouer un rôle de mascarade), ou attend un train qui ne viendra jamais ou quand il est le seul à voir l’homme en noir qui arpente la ville en énonçant des vérités essentielles, tandis que la ville tombe en ruines dans l’indifférence des gens. Ces récits en rêve et en vers pourraient être tragiques, à la limite du récit fantastique et macabre, s’ils n’avaient, un peu comme chez Michaux ou comme chez Philippe Annocque dans « Mémoires des failles », des accents parfois presque comiques dans l’expression de notre désarroi et de notre malaise existentiel. Ainsi, il est dur de ne pas sourire à la lecture des poèmes tels que celui où le narrateur se précipite avec ferveur au secours d'un escargot qu'il découvre sur l’allée de sa maison (en pensant que « s’il y a une vie après la mort, je suis sûr que j’irai au Paradis / et si la résurrection n’est pas une illusion / je suis sûr que pour mon action divine / je ressusciterai parmi les premiers »), ou imagine très habilement le monologue intérieur de deux statues ou attend sans bouger, aveugle et silencieux, dans un café où le serveur abat tous les clients qui font mine de parler ou de toucher à leur verre. La fin du recueil est elle-même pleine d’ironie, à la fois amusante et cruelle sur la place de la poésie en ce monde, quand le poète annonce, en conclusion du dernier poème, qu’il est temps pour lui de se taire sous peine d’être réduit en charpie :

Il n’y avait plus de place pour un autre poème
(…)
Si tu leur récites un vers de plus
Les foules arrivées à satiété
Peuvent devenir dangereuses, se transformer en meute
Elles sont capables de sortir leurs crocs
De se précipiter sur le poète et de le déchiqueter

Il est très important pour le poète de savoir
Quand s’arrêter
Au moins un petit peu.

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