L'Europe des intellectuels - Figures et configurations XIXe-XXe siècles
de Christophe Charle

critiqué par MICHEL.ANDRE, le 20 décembre 2024
( - 70 ans)


La note:  étoiles
Une histoire sociale des intellectuels et de la culture
En près d’un demi-siècle de carrière et une vingtaine de livres, Christophe Charle a bâti une œuvre qui fait référence dans le domaine de l’histoire des intellectuels, de la culture et des universités. Elle se distingue par deux traits. Premièrement, l’application à l’étude de ce qu’on appelait autrefois la vie de l’esprit de l’approche, des méthodes et des outils de l’histoire sociale. L’histoire des idées et des œuvres s’enrichit ainsi de celle des conditions sociales, économiques, techniques et politiques dans lesquelles elles sont produites, diffusées et reçues. Elle se révèle inséparable de l’histoire de la lecture, de l’édition, de la presse, de l’enseignement, des concerts et des spectacles.

La deuxième caractéristique est l’adoption d’une perspective internationale, plus précisément européenne. L’attention se porte sur la comparaison de ce qui se passe dans un domaine donné (la littérature, le théâtre, la musique, l’opéra) dans les différents pays du continent, sur la circulation des œuvres et des idées et les échanges intellectuels et artistiques à travers les frontières nationales.

Ces deux traits se retrouvent dans le dernier livre en date de Christophe Charle, qui se distingue de ses ouvrage précédents sur un point. Alors que ces derniers consistaient en vastes synthèses, "L’Europe des intellectuels" se présente sous la forme d’une collection d’études de cas rassemblées autour d’un thème commun : les aventures de l’Europe intellectuelle, littéraire et artistique. Ce n’est pas la première fois que l’historien recourt à ce procédé, utilisé à plus petite échelle notamment dans "La Dérégulation culturelle" et "Discordance des Temps". Mais il est ici systématiquement et pleinement exploité.

La concentration de l’intérêt sur certaines personnes n’exclut pas le recours à l’approche quantitative et aux tableaux chiffrés dont Charle fait volontiers usage. Les figures retenues sont des écrivains (Goethe, Émile Zola), des universitaires (le sociologue Norbert Elias, l’historien Charles Seignobos) et des artistes, en l’occurrence des musiciens (Hector Berlioz et Franz Liszt). L’étude de chacune de ces personnalités fournit l’occasion de traiter une des facettes du thème général de l’ouvrage.

Le cas de Goethe, par exemple, permet d’examiner la question de l’existence et de l’étendue, au début du XIXe siècle, d’un espace intellectuel européen. Goethe est le « contemporain capital » de son temps. L’inventaire des auteurs du passé ou vivants cités dans ses célèbres conversations avec Eckermann, la liste des œuvres qu’il mentionne et celle des ouvrages de sa bibliothèque mettent en lumière le champ de ses intérêts et l’horizon intellectuel et artistique à l’intérieur duquel il se situe. Tourné avant tout, à côté de la littérature allemande, vers la France, ses écrivains et ses penseurs, lecteur sélectif d’auteurs d’autres pays (Shakespeare, Byron, Carlyle, Manzoni), plus conservateur en matière de beaux-arts que de littérature du fait de son attachement à l’idéal classique de la Renaissance, Goethe rêve d’une « littérature mondiale ».

D’un autre côté, il observe avec méfiance l’essor du roman, la multiplication des livres et des auteurs et le développement d’un marché du livre dont, appartenant au monde des intellectuels « pleinement intégrés à la société aristocratique », il n’a pas besoin pour vivre. Dans l’ensemble, il apparaît se situer dans un univers où « les échanges, les visites, les correspondances, les échos des revues, les traductions croisées entre les principales langues construisent un espace moins national et moins centré sur quelques pays, même si les rapports de force entre grandes et petites nations restent très dissymétriques et les flux inégaux ». La circulation des livres et des publications y souffre des insuffisances de la distribution par la poste. Des revues existent ou se créent, mais le nombre de leurs abonnés est dérisoire et leur durée de vie souvent très courte. Surtout, le public concerné reste circonscrit aux couches moyennes et supérieures cultivées des grandes villes.

Ce qu’illustrent les carrières d’Hector Berlioz et de Franz Liszt, c’est l’émancipation progressive des musiciens, leur affranchissement, à la faveur de l’émergence d’un marché de la musique, de la dépendance à l’égard des princes, des mécènes et des institutions religieuses qui les ont financés durant des siècles. Les obstacles, aussi, auxquels s’est heurté ce processus d’autonomisation et de professionnalisation du métier de musicien. Exceptionnelles à bien des égards, observe Christophe Charle, les figures de Berlioz et Liszt sont paradoxalement très indiquées pour l’étude de cette question : si eux-mêmes se trouvèrent confrontés à des difficultés sur ce plan, on peut imaginer ce qu’il en a été pour des artistes de moindre calibre.

Le choix de ces deux compositeurs se justifie aussi par la combinaison de similitudes et de contrastes dans leurs trajectoires, ainsi que leur présence sur la scène publique : « Loin de se limiter à l’écriture ou à la pratique musicale, [ils] sont aussi des écrivains et même des figures de la vie intellectuelle dans la mesure où ils prennent position publiquement sur des enjeux cruciaux de la culture de leur temps. Tous les deux réfléchissent aux problèmes de la vie musicale contemporaine dans la presse périodique et les relient aux évolutions sociales et culturelles générales ».

Dans des pages qui figurent parmi les plus passionnantes de l’ouvrage, Christophe Charle décrit les conditions dans lesquelles les deux hommes exerçaient leur métier : l’impact de leur vie privée mouvementée sur leurs activités, les revenus limités que procurait à l’époque la vente des partitions en raison du faible développement de l’édition musicale, les cachets qu’ils demandaient, Liszt comme interprète virtuose et Berlioz comme chef d’orchestre. Dans l’ensemble, Liszt, qui n’avait besoin que d’un piano quand Berlioz devait rassembler un orchestre, s’en tirait nettement mieux que son confrère français : ses tournées lui rapportaient des sommes considérables et il vivait sur un grand pied.

Charle évoque aussi les nombreux voyages effectués par les deux hommes à travers toute l’Europe, notamment en Russie, dans des conditions extrêmement éprouvantes (30.000 kilomètres entre 1838 et 1847 pour Liszt, parcourus essentiellement en diligence) : « [Ces] voyages ne sont pas totalement incompatibles avec la création malgré le temps perdu, les mondanités et les commandes à honorer. Ils sont l’occasion de rencontres productives avec d’autres musiciens, des peintres, des écrivains, d’autres publics, d’autres musiques populaires, d’autres inspirations. Mais il est clair qu’ils représentent une somme de fatigue et de temps encombré par des formalités sociales pesantes d’organisation et de réceptions, d’obligations mondaines, de contacts avec les foules d’admirateurs et d’admiratrices “ordinaires”. »

Avec Zola, on a affaire à l’homme dont le nom est associé à l’apparition du terme « intellectuel » dans un des sens qu’il a aujourd’hui, celui d’une personne exerçant une profession intellectuelle qui intervient dans la vie publique. C’est à l’occasion de l’affaire Dreyfus que le mot a commencé à être employé dans cette acception. Fer de lance du mouvement de défense de l’officier juif accusé de trahison, Zola est le modèle de l’intellectuel ainsi compris. Rien d’étonnant à ce qu’il bénéficie ici d’une attention considérable.

La source d’information qu’exploite Christophe Charle dans les pages qu’il lui consacre est son abondante correspondance (11 volumes). Une proportion importante de celle-ci est adressée à des correspondants étrangers. À plus de 93 % ils sont européens. Les pays les plus représentés sont ceux de l’Europe du sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce). Viennent ensuite les pays d’Europe centrale, suivis par les pays anglophones. Parmi les correspondants francophones figurent les Belges et les Suisses, mais aussi des Russes, dont certains exilés en Europe occidentale.

Cette distribution recoupe largement la géographie de la diffusion des livres de Zola en Europe, qui n’est ni homogène ni toujours aisée : « L’œuvre de Zola se heurte fréquemment aux frontières visibles et invisibles qui partagent le continent, qu’elles soient politiques, morales, culturelles ou religieuses. Ses articles ou romans les plus audacieux sont victimes de multiples aléas, en raison de la frilosité des éditeurs ou des directeurs de journaux, de l’image scandaleuse colportée par une certaine presse locale qui relaie les querelles et polémiques antinaturalistes de la presse parisienne, mais aussi des lacunes de la législation sur les droits de la propriété littéraire dans bon nombre de pays. »

On suit l’évolution des échanges entre Zola et Giovanni Verga, qui n’entraîneront pas, pour l’inventeur du « vérisme », le succès de ses livres en France qu’il espérait, ainsi qu’avec Tolstoï, que ses vues d’un moralisme radical éloigneront progressivement de Zola. Transparaissent aussi dans la correspondance les réactions variées qu’a suscitées dans les différent pays européens son action en faveur de Dreyfus : approbation et soutien en Angleterre, en Italie, au Portugal, en Belgique et aux Pays-Bas, mais attitude réservée, voire hostile, en Allemagne et en Autriche.

En lien avec la figure de Charles Seignobos, Christophe Charle analyse le mouvement pacifiste et pro-européen qui s’est affirmé au sortir de la guerre 14-18. Dans un long portrait très fouillé, fin et nuancé, il reconstitue la trajectoire de cet intellectuel européen atypique que fut Norbert Elias. La manière, notamment, dont il a rétrospectivement réécrit son histoire personnelle, s’attribuant après coup la volonté de garder à l’égard des événements la distance permettant l’objectivité qu’il ne manifestera que dans la dernière partie de sa vie et passant largement sous silence l’engagement et le militantisme sionistes de sa jeunesse. L’ouvrage se conclut par une réflexion sur les aléas de l’idée et de la réalité d’une Europe des esprits sans cesse à reconstruire et sur la situation actuelle du vieux continent.

"L’Europe des intellectuels" montre avec brio ce que l’histoire sociale peut apporter à celle des idées, de la littérature, de l’art et de la musique, tout en se nourrissant d’elles. La forme d’une collection d’études de cas que revêt le livre le rend d’un abord aisé et extrêmement agréable à lire. Pour cette raison, on pourrait le conseiller comme une introduction à l’œuvre de son auteur.