Le cirque russe de Lacretelle
de Jasna Samic

critiqué par Débézed, le 8 avril 2025
(Besançon - 77 ans)


La note:  étoiles
La saga des Russes blancs en France
Pour raconter l’histoire de ces familles de Russes blancs exilés en Frances à diverses époques, Jasna Samic a prêté sa plume à Kate, une journaliste londonienne à la retraite veuve d’un collègue irlandais. Kate a hérité d’une tante une maison en bord de mer à Dieppe où elle aime séjourner, elle y a rencontré Michel, un descendant d’émigrés russes et Aram un Juif venu de l’Europe de l’est. Aram les invite chez lui et Kate se rapproche de Michel qui lui propose de lui raconter la saga de sa famille venue des confins de l’Europe de l’est. Son arbre généalogique est très diversifié en nationalités et religions : musulman russe de Samarkand et chrétienne autrichienne du côté paternel et Russes orthodoxes tous les deux du côté maternel. Il raconte comment ses familles se sont construites et détruites souvent dans l’urgence et la précipitation des guerres, des révolutions ou tout simplement à la mode des folles passions russes (je t’aime, tu m’aimes, viens, partons …, sur l’heure ou dans les jours qui suivent).
Parti de Samarkand, sa grand-mère est arrivée à Budapest où son fils épouse une Russe avec laquelle il émigre à Paris où ils se fondent dans la communauté russe de la rue Lacretelle dans quinzième arrondissement. Et là pour noyer leur chagrin, nourrir la nostalgie qui les gangrène et oublier l’humiliation qui les ronge, chaque samedi soir, ils se réunissent déguisés pour chanter des chants russes notamment et faire revivre la Russie d’avant la Révolution. Et malgré tous ces artifices et toute la solidarité qu’ils déploient, beaucoup ne supportent pas l’exil et finissent par se suicider.

Michel raconte comment, il est arrivé au monde après un élan passionnel à la russe de son père pour une autre Russe, il raconte la vie de ce père qu’il n’aime pas et celle de sa mère qui décède bien trop tôt. Les vies de sa mère et de sa tante ont été particulièrement riches, à travers leur narration, il raconte, en recollant les bribes de textes ou de récits qu’il a récoltées dans divers documents ou de la bouche des membres de la famille et de leurs proches, l’histoire des Russes blancs au cours des guerres du XX° siècle. Sa mère a connu Mussolini et les fascistes italiens, sa tante s’est marée avec un officier SS allemand, elles ont participé, de plus ou moins près, à divers complots avec l’espoir toujours de provoquer la chute de Staline et du communisme pour revive sur le sol de leurs familles. Comme presque tous les Russes blancs, elles n’avaient pas de doctrine politique, elles voulaient seulement retrouver leurs racines.

Après avoir évoqué sa jeunesse et ses premiers émois homosexuels, Michel raconte sa vie professionnelle de professeur de russe au Lycée Henri IV à Paris et la vie qu’il mène aujourd’hui sans goût ni envie, n’attendant que sa fin. Tout le déçoit, tout le rebute, il ne croit plus en l’humanité qui ne génère que conflit même à travers les relations hommes-femmes dans des mouvements extrémistes très violents. Il évoque aussi les conflits du Moyen-Orient mais surtout ceux provoqués par Poutine. Tous ces épisodes historiques dès qu’ils adviennent à propos desquels ses amis russes débattent avec toute la passion et la fougue qu’ils n’ont jamais perdues.

Ce roman est une véritable histoire du peuple russe blanc, et de certains juifs d’Europe de l’est, qui ne savaient pas toujours qu’ils l’étaient, déplacés en Occident pour éviter le mauvais sort qui leur était réservé sur leurs terres natales. Il raconte la fougue ancestrale et le désespoir suicidaire, l’amour fou et l’infidélité viscérale, l’humiliation et la nostalgie des fastes d’antan, la disparition annoncée de cette société en mouvement qui est venue mourir sur les rives occidentales de l’Europe comme les précurseurs des migrants actuels. Ils sont convaincus de n’avoir pas été aimés, de n’avoir été suffisamment aidés et peut-être même d’avoir été mal accueillis. Le mythe du prince chauffeur de taxi n’est pas qu’un mythe, il a bien été une réalité !