À l'encre de mancelunier : LX-60 unités de lumière noire
de Loran Kristian

critiqué par Eric Eliès, le 14 avril 2025
( - 50 ans)


La note:  étoiles
une poésie caraibéenne oscillant entre le cosmique et le local pour interroger nos fragilités et compromissions face à Lavie et Lenmort
C’est au début de l’année 2022 en Martinique (où j’ai vécu de l’été 2020 à l’été 2022), et grâce à Patrick Chamoiseau qui en fit un chaleureux hommage, que j’ai découvert Loran Kristian, dont le recueil « Les mots de silence » venait d'être distingué et récompensé du prix Carbet. Mais à l’époque, accaparé à la fois par le travail, par mon déménagement et aussi par d’autres lectures, j’avais simplement survolé le recueil sans prendre le temps de m’y immerger, tout en me promettant d’y revenir une fois réinstallé dans l’hexagone. Mais c’est cet autre recueil, le deuxième de Loran Kristian, qui a retenu mon attention par son titre et sa couverture tous deux magnifiques, qui entrelacent la langue française et les imaginaires européen et caribéen. « Mancelunier » est un merveilleux néologisme, riche d’échos et de reflets, qui évoque la nuit et ses ombres dans la lumière diffuse de la Lune mais aussi la végétation, dense et dangereuse, qui couvre les pentes des mornes et de la Pelée ou borde le littoral de la Martinique. Le mancenillier, assez commun en Martinique et dans toute la Caraïbe, est un arbre de petite taille poussant sur les sols sablonneux, d’apparence assez anodine (quand on le compare à d’autres arbres de l’île) et aux fruits semblables à de petites pommes, mais il fut vite surnommé par les premiers colons européens « l’arbre de la mort ». La sève de cet arbre, qui suinte jusque sur ses feuilles, est toxique et acide, et peut infliger de graves brûlures. Quant à son fruit, qui donne envie d’y mordre, une seule bouchée peut tuer car elle provoque, outre une vive douleur, une grave inflammation qui peut obturer les voies respiratoires et causer la mort par asphyxie. Ce titre éclairé, comme en médaillon sur la couverture, par l’éclat de la Lune empruntée à la nuit étoilée de Van Gogh, pleine de forces et de vibrations cosmiques, m'annonçait donc un recueil à l’écriture vénéneuse, nourrie des mystères de la nuit et de l’ipséité de l’île. Quant à la lumière noire, elle pouvait aussi bien faire écho à des dimensions cosmiques, oniriques que sociales, en renvoyant aux conflits raciaux encore très prégnants en Martinique.

Néanmoins, dès les premiers poèmes, je fus d'abord frappé, avant le texte lui-même, par les titres issus de la numérotation en système binaire (alternance de 0 et 1), comme si les nombres avaient pris pouvoir sur les mots et que même le système décimal usuel n’avait plus cours. On peut y voir une interrogation de notre modernité, où les rapports humains sont de plus en plus soumis à la technologie et encodés dans les réseaux, et de la fragilité de la parole poétique, dont la singularité est noyée dans le brouhaha et l'effervescence contemporaines…

Ce petit recueil, élégamment édité dans un format allongé comme celui d'Actes Sud, est structuré en trois parties distinctes alternant poèmes en prose et poèmes en vers libres, et porte une écriture très personnelle où la langue française est brassée par l’altérité. Riche en inclusions de tournures créoles, de néologismes, de jeux de mots (comme ce « courant d’ère » que je cite plus bas), de mots rares (ce qui m’a parfois fait songer à Césaire) ou employés en dehors de leur champ sémantique, elle oblige le lecteur à faire pause et presque à ruminer le texte pour s’interroger sur le sens de ce qu’il lit (ce qui m’a parfois fait songer à Monchoachi, dont les recueils exigent plusieurs lectures et re-lectures). Le recueil ne se livre pas ; au contraire, tout y est masqué et mouvant, comme quelque chose qui se tiendrait – à la fois visible et caché - dans les ombres en lisière d’un grand feu. En raison de la multiplicité des thèmes entrelacés, oscillant du cosmique au local, et d’une écriture souvent allusive et jamais explicite, le lecteur, en s’immergeant dans le poème, doit faire effort pour se repérer dans les glissements de sens et discerner les échos de réalités multiples superposées ou enchâssées. Beaucoup d’allusions et références échapperont au lecteur n’ayant jamais mis le pied en Martinique ou ignorant sa géographie et son histoire. Ainsi, le début d'un des premiers poèmes

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là d’où je viens, Lavie est le Voyage, épi rebelle aux fleurissements étroits, ravinement sur le tors nu du temps, ce ruissellement concentrique des peaux tournoyant sur leurs os.
modelée en relief et les rochers zombis, cette mer qui falaise les outrances. Erodant lentement, par l’arase d’une pointe d’enfer, un genre libre de savane en pétrification, le recul des pentes raides et des escarpements, presqu’île en caravelle. (…)

s’enrichit de nouvelles résonances quand on s'aperçoit qu’il énumère plusieurs noms de lieux du sud et de la côte Atlantique de la Martinique, comme si le nom fusionnait avec le lieu qu’il nomme…

Au début du recueil, certaines images poétiques et le champ lexical de l’espace (astres, nébuleuse, Voie lactée, galaxie, etc.), de la mer et de la biologie m’ont frappé par leur puissance d’évocation, qui dévoile la contingence et la terrible futilité de la condition humaine, comme de l’écume dans les tourbillons de l’espace-temps et de la chaîne du vivant.

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Aussi, tu le sais, la présence dans l’Ailleurs est une saccade d’espoir, pluie d’abat sur rue-chaîne. On y repose, pris à payer l’erreur. des milliards à l’essai, depuis l’amas stellaire. seul un ou deux messies ayant tiré Lenmort par les pieds.
Autrement dit, jour derrière jour, semaine après semaine, saison des Larmes ralant saison des Rires, pour tous mes Autres en commun, il est question de survivre au sang cani, à l’espace vide des rencontres perdues, aux sens sales de dérèglements multiples, aux crises organisées.
Plus aucune paix durable n’accompagne la marche, ni en intérieur, ni dans les courants d’ère. on vit très bien à la surface des phrases, en débris cotonneux. nulle Autre mesure n’a d’allonge Infinie. rien n’empêche à l’Amour de tourner à l’envers.
à l’envers du désastre maintenant ses assises au déchiqueté du temps entre Lavie et la mort, à travers les persiennes des Corps. habitant le nom des nuances, claudicantes et binaires. épousant le non tendre d’un poème réalisé à l’inclinaison des tropiques. soufflant le souffle océanique et sec, au Vent du sténopé.
Des astres traversant les jalousies des Corps. sangs gâtés de l’extérieur, putréfiés, en coulisse du vide. froide mort péremptoire.

Néanmoins, le dessein de Kristian Loran n’est pas celui de Saint-Pol-Roux, qui avait rêvé d’une poésie capable de s’unir à la science pour arracher l’homme à sa condition et le hisser vers le cosmos. Ici, il s’agit davantage – il me semble – d’une mise en opposition pour souligner, par contraste, la désespérance de nos vies étriquées, tissées de souffrances et prisonnières de luttes intestines, d’injustices historiques et de divisions stériles qui nous ont accoutumé au malheur, comme si le pourrissement était notre lot commun et le malheur notre horizon indépassable. Même si le recueil s’ouvre sur une invocation « au nom de Dieue, toute Puissance » (comme si l’auteur voulait égratigner la figure patriarcale de « Dieu le Père ») et s’achève sur un appel tendu vers l’éternité de « l’Esprit-Corps dans Lavie éternelle », la mystique s’efface devant le désespoir ordinaire d’une vie de souffrances qui mène à la mort. Le passé esclavagiste de la Martinique hante plusieurs poèmes, comme une malédiction qui éclate en vaines imprécations et revendications. L’Amour, l’Autre, l’Ailleurs (évoquées à plusieurs reprises et toujours en majuscule) nous étaient offerts mais nous n'avons su les saisir. La mort triomphe et chaque être charrie les cadavres de ceux qui l’ont précédé depuis l’apparition de la vie…

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comme il y a plein de morts en moi
ma bouche enterre les âmes amalgamées
en façon éperdue
sans grande maîtrise du nombre

au-dessus des visages
et des passes éphémères
dans l’œil de ces souffles
qui ne durent qu’un jour

la fluence éternelle
messagère transitoire

en marche dans l’air subsident
cimentées des orages du temps
irradiante en surface

vent coulis

ou encore

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(…) dans les fissures timides de ruelles crasseuses, dans les rainures du jour, on découvre saigné ce qui se laisse béton, en frappes mécaniques de marteau-cliqueur, des langues sans poumon, des paroles sans lèvres, et le fer jaillissant des blocs éclatés, des pousses orangers au milieu de débris, et cet oiseau huppé de paradis, pris dans le sel du diable.
poser des garde-corps, Esprit maître, à l’entour des pixels, et tout voir disparaître en marché mécanique, en degrés d’abandon, la délaisse vrombissante près du macarudja. où disparaître prend les étoiles volantes dans le grand bois de nuit.
des corps neufs, balisés tout de rouge, panachés tout de vert, espérant tout de noir. au présent, le verbe principal est un verbe conjugué en mode impersonnel.
tenu raide sans molit. vivant à côté de la plaque, en pleine dérive continentale. pour écrire à l’argile, comme à l’or, quelques mots sur de l’eau.

ou encore

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(…) fossée, tranchée de soumission, ensablée tout le long de la plages horaires, mise à couvert du feu, assiégée en ligne de bataille, entaillée bien profond par force d’exister, noirée, la chair dans ce commerce de gros et de détail, coupée, divisée d’open space, taillable et corvéable. la chair tout abolie que l’on mise hors d’usage, pour réduire à néant l’Esprit du vent, emmaillée par le souffle. (…)

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(…) les plus intimes brûlures exposées, hontes nues. par-dessus la miellée. emprise avec des vagues qui transposent les douleurs égarées. tentant de se sentir soi-même. des toucher des rives en soie même. étendues à perte d‘aubes et de lumières, à déploiement de vents, en présence enrochée à fleur d’os. embroché à la pointe d’un récif sur les bords de l’enfer. en tissu musculaire comme un faisceau d’espoirs violés. épars, en couches circulaires enveloppées de prières (…)

Les poèmes expriment, face à l’asservissement, autrefois dans l’esclavage et aujourd’hui par l'économie de marché, et aux compromissions, et à la destruction du monde (la nature est souvent évoquée comme entravée), la honte de la soumission. Un nouveau départ est-il possible, qui effacerait les injustices et les erreurs passées qui "creusent le front" comme des plaies ouvertes dans la mémoire ?

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est-il possible d’aller au-devant de ses choix ? marcher jusqu’au lieu d’une rencontre entre la fin à valoir et les moyens. est-il possible de recommencer le monde en devant sur ses pas, rebrousser le chemin ?(…)

Que peut le poète ? La fin du recueil s’oriente vers une réflexion en creux sur le pouvoir de l’écriture. J’ai une réserve de forme sur le dernier poème, qui s'ouvre sur une sorte de portrait inamical comme si l'auteur réglait une brouille personnelle indifférente au lecteur, mais je souscris à son constat de la faiblesse des mots, qui échouent à transformer le monde. Dans son essai sur Rimbaud, publié dans les années 30, le poète roumain Benjamin Fondane y discerne la cause de son renoncement à la poésie et de son silence définitif. Loran Kristian semble s’y refuser mais son portrait du poète en poseur, terriblement acerbe, interroge l’impuissance de la poésie à affronter le monde et vaincre ses mensonges.

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« le poète »
assis pour ébrancher les douleurs de l’espace qui tôt font oublier. taillant les mauvaises pousses biographiques ; comme ces coupes arrangées au décati des Ames. en bon corps étranger, il agite en public des piles de fatuité. croyant toucher le ciel à la moindre envolée, lovant l’envie de vivre dans le jardin de Dieue. le poète n’écrit jamais debout, quand il trafique ses armes, fabrique ses rotations d’ivoire et son commerce grainé. c’est un travail sérieux qui demande un bon fauteuil, bien capitonné, tout au moins un bon dossier, pour bien rouler, accepter tous les coups, leur assimilation.

« le poète »
(…) il parle en lot de lui, comme d’une première, d’une deuxième ou d’une troisième personne. le tout, servi sur un plateau, avec un bon langage bien mis, bien au fond. il fait trembler le sol sous ses pieds, dit-on, guère mieux que tout ce qui proclame en devise et qui manque à grand bruit. liberté. égalité. fraternité. clameur à voix haute des bassesses du cœur. faire grand bruit, avec petite foulée, se tromper sur toute la ligne ou s’étendre comme un linge sale pour laver en famille. volcan fébrile.

« le poète »
(…) pour mieux se laisser traire par ces vides assemblés, travaille l’intissé, le don, l’abrupt et le client, triant seul, en surface, tous les déchets en pile, en chaille, en lot.