Le cas du Hasard: Escarmouches entre un écrivain et un biologiste de Erri De Luca, Paolo Sassone-Corsi
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Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances , Sciences humaines et exactes => Scientifiques , Littérature => Européenne non-francophone

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Echange amical entre un écrivain et un biologiste : considérations sur le vivant, l'homme et le cosmos
Ce petit livre, sous forme d’échange épistolaire, est né d’une rencontre fortuite en 2010 entre Erri de Luca, alors en visite en Californie chez son agent (Paola Porrini Bisson), et un couple de biologistes (Paolo et Emiliana Sassone-Corsi) tous deux professeurs d’université, et d’origine napolitaine comme Erri de Luca, voisins par hasard de Paola. La conversation d’un dîner joyeux et animé s’est prolongée sous forme de lettres jusqu’à donner naissance à ce petit livre, supervisé et voulu par son agent.
Erri de Luca joue le rôle de néophyte curieux s’interrogeant sur les mystères de la vie et désireux de connaître les avancées de la recherche en biologie. Son interlocuteur, Paolo Sassone-Corsi, lui répond de son mieux, avec un souci de vulgarisation mais aussi avec la volonté de hisser son propos jusqu’à une vision émerveillée de l’univers et du cosmos. Le sous-titre « escarmouches » est en fait totalement inapproprié car il n’y a pas vraiment de confrontation d’idées. En effet, il apparaît très vite qu’Erri de Luca, qui multiplie les analogies et les références littéraires ou bibliques, ne possède pas toutes les connaissances scientifiques nécessaires pour converser véritablement à niveau avec un biologiste. En revanche, mais je n’en suis pas surpris car l’esprit scientifique véritable est très proche de la pensée poétique (ce que Saint John Perse avait mis en exergue dans son discours de réception du Nobel), Paolo Corsi-Sassone exprime une sensibilité d’une grande finesse et d’une grande richesse. En fait, ce sont les réflexions et considérations du biologiste qui, à mes yeux, font l’intérêt de l’ouvrage…
Le livre, moins d’une centaine de pages, se lit aisément et rapidement. Les premiers échanges tournent autour de l’ADN. Erri de Luca manifeste sa gêne que l’ADN soit devenu, dans le langage courant (notamment à travers l’expression « c’est dans son ADN » employée à tort et à travers) ou la justice (où l’ADN constitue un élément de preuve irréfutable), une obsession contemporaine réduisant l’homme à une sorte d’automate biologiquement programmé. Paolo lui répond alors en évoquant la plasticité du génome, qu’il illustre par analogie avec une partition musicale. Chaque cellule du corps possède en elle la totalité de l’ADN d’un individu (l’ADN étant une molécule en double hélice - qui ferait environ deux mètres si on la dépliait totalement – composée de 4 bases qui s’apparient en formant des combinaisons spécifiques) mais chaque cellule interprète l’ADN. Ainsi, deux personnes ayant exactement le même ADN (cas des jumeaux homozygotes) pourront ne pas se ressembler parfaitement, voire être très différents dans leurs caractères et attitudes, de même qu’une partition musicale peut être interprétée et jouée de différentes façons. Contrairement aux idées reçues, l’ADN ne détermine pas une personne, qui se nourrit aussi de la vie vécue et du Hasard (au sens où des possibilités s’actualisent plutôt que d’autres, sans que rien ne les détermine). Paolo souligne que la pensée scientifique ne s'oppose pas au Hasard mais lui donne au contraire toute sa place parmi les concepts de la science, ainsi que l'avait exprimé Jacques Monod dans « Le hasard et la nécessité ». Plutôt qu’une partition musicale, Erri de Luca préfère se représenter l’ADN comme une sorte de prophétie, qui peut s’accomplir ou pas – avec des nuances et variations. Les échanges suivants traitent de la vocation (poétique ou scientifique), avec quelques allusions au couple Pierre et Marie Curie que Erri de Luca cite en exemple et modèle pour ses amis, et du rapport au cosmos et du sentiment d’appartenance que peut susciter la contemplation (Erri prenant en exemple ses nuits en montagne sous une « carambole d’étoiles ») ou la recherche scientifique. J’ai beaucoup apprécié – car je l’ignorais – la présentation par Paolo de l’importance de l’homéostasie et des cycles circadiens, qui rythment notre vie biologique. Les cellules sont en elles-mêmes sensibles à de nombreuses informations et données issues de l’environnement et notre corps possède ses propres horloges, en grande partie déterminées par le cycle jour-nuit. Pour Paolo, la vie ne s’est pas simplement adaptée au cycle jour-nuit, seul élément stable depuis l’apparition de la vie sur Terre, mais elle en est directement issue, car les cycles circadiens sont les mêmes pour les microbes et les organismes complexes (nota : il est dommage que Erri de Luca ne lui pose pas de questions sur les organismes vivant dans les profondeurs marines et terrestres, dans une nuit éternelle coupée du cycle jour/nuit). Il existe un rythme biologique planétaire, qui résonne en notre corps. Paolo déclare ainsi à Erri, avec des mots qui me font songer au « chant du monde » de Philippe Jaccottet :
Chacun de nous participe à tout ça, nous prenons part au rythme biologique de la planète. C’est bien ce que tu ressens en montagne, ou moi dans le désert, quand le trop grand nombre d’étoiles donne une impression de vertige et semble nous inviter à danser. C’est dans ces moments-là, recherchés avec avidité, que je me sens faire partie de la Terre. Et je sens que chacun, chaque chose, en fait partie. Nous faisons partie de notre planète, nous ne nous contentons pas d’y vivre. C’est un orchestre au complet qui joue une symphonie biologique de grande harmonie et perfection. La seule chose qui me contrarie c’est d’imaginer que trop de gens ne sachent pas l’écouter ou n’en aient pas envie.
Pour Erri de Luca, ce sentiment d’union avec le vivant devrait inspirer les politiques publiques, notamment pour empêcher l’appropriation des ressources naturelles (l’air, l’eau, la lumière, etc.) à des fins capitalistes. Les peuples méditerranéens étant des peuples solaires, il se dit heureux qu’un scientifique italien, et napolitain, travaille à proclamer cette loi et défendre notre harmonie avec la planète et même avec le système solaire. Dans le rythme circadien, qui nous lie au cosmos, la nuit est aussi importante que le jour. Paolo détaille le fonctionnement de l’épiphyse (ou glande pinéale), que Descartes avait appelée le « troisième œil », en soulignant la pertinence de cette appellation car la glande pinéale, bien qu’à l’intérieur du crâne, est constituée du même type de cellules que celles qui constituent la rétine et réagit à la lumière pour produire de la mélatonine qui « sert d’hypnotique pour régler le rythme de notre sommeil ». A Erri qui se plaît à imaginer que la science redécouvre les vérités secrètes que notre corps connaît, dans ses rapports avec le temps et l’espace, Paolo souligne l’importance des rythmes circadiens et de la lumière, qui a été largement sous-estimée. Notre défense immunitaire en dépend (les animaux d’élevage dont les rythmes sont perturbés sont beaucoup plus sensibles aux infections) et les peuples nordiques, qui connaissent des hivers longs avec quelques heures d’ensoleillement par jour, subissent des pics de suicides, d’alcoolisme, etc. à tel point qu’on applique des thérapies lumineuses pour traiter les SAD (seasonal affective disorder). L’exposition au soleil est indispensable à l’équilibre du corps car de nombreux phénomènes biologiques sont régis par des hormones stimulées par la lumière.
Erri lui ayant évoqué sa sensibilité aux parfums, Paolo explique que l’odorat est un sens très particulier car les capteurs olfactifs du nez sont reliés à des neurones très spécifiques d’une zone du cerveau, qui permet une mémorisation des odeurs et de les associer à des souvenirs, notamment gustatifs. Il existe aussi un autre nez interne, plus développé chez les animaux, qui leur permet de sentir les phéromones. L’odorat est donc essentiel chez de nombreuses espèces, y compris pour la reproduction sexuelle.
Erri de Luca évoque les progrès de la science en les rapprochant des progrès technologiques, comme ceux qu’il a connu (tel le « plâtre retardé ») quand il travaillait comme maçon. Ce qui est découvert n’est plus jamais oublié, faisant progresser l’ensemble de la communauté. Pour les scientifiques, la connaissance est sans frontière, ignorant les nationalités et les idéologies. Même si cette posture semble un peu irénique, Paolo la revendique avec force mais la science est peu audible : ses enseignements ne sont pas assez écoutés et l’humanité se met en danger en croyant des idées fausses (comme celles que les bactéries, les germes, etc. nous sont néfastes alors que tout homme héberge des milliards de bactéries qui lui sont - vitalement - indispensables) ou en adoptant des modes de vie de plus en plus éloignés de ses facultés naturelles et des cycles circadiens. Paolo en impute en partie la responsabilité aux scientifiques eux-mêmes qui se sont longtemps enfermés dans une tour d’ivoire, en ignorant leur devoir de vulgarisation et d’information, permettant à des journalistes et à des politiciens médiocres de diffuser des idées stupides. En fait, les connaissances scientifiques ont toujours été combattues quand elles bouleversent les croyances. Erri de Luca et Paolo Sassone évoquent alors la régression des savoirs depuis l’Antiquité (citant Eratosthène et son calcul exact du diamètre de la Terre, puis Galilée et Giordano Bruno) sous la pression des dogmes religieux. Néanmoins, la science continue à progresser, par synthèses ou percées ouvrant des perspectives nouvelles sur le monde et transformant notre rapport au monde. Pour citer Paolo :
Il fait nuit et, du balcon de la maison, je vois la Lune et son reflet argenté sur l’océan Pacifique. Une image que bien des poètes ont chantée. Moi, je vois, je sens notre planète et son satellite. Je vois ses cratères avec des jumelles, et je me plais à imaginer les moments cataclysmiques qui les ont générés depuis l’impact des météorites, il y a des millions d’années. Je me plais à imaginer la Terre telle qu’elle était alors, la formation des continents, la naissance de la vie et la différenciation de toutes ses formes. La poésie et la science sont proches, pour moi c’est la même chose. Seulement deux façons différentes de lire la Nature.
Le livre s’achève sur une lettre d’Emiliana, épouse de Paolo et elle-même chercheuse et biologiste, écrite à la demande d’Erri qui, en prenant l'exemple d'un couple d'amis alpinistes qui réussit des ascensions difficiles dans un milieu marqué par l'individualisme, a voulu clore l’ouvrage par une parole féminine, à la fois en hommage à Marie Curie (qu'il admire) et en symbole d’affirmation de la place des femmes dans la recherche scientifique.
Les éditions
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Le cas du hasard [Texte imprimé], escarmouches entre un écrivain et un biologiste Erri De Luca, Paolo Sassone-Corsi traduit de l'italien par Danièle Valin
de De Luca, Erri Sassone-Corsi, Paolo Valin, Danièle (Traducteur)
Gallimard / Arcades
ISBN : 9782070179275 ; 9,50 € ; 02/05/2016 ; 104 p. ; Broché
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