La décennie Mitterrand - 1. Les ruptures (1981-1984)
de Pierre Favier, Michel Martin-Roland

critiqué par Eric Eliès, le 29 avril 2025
( - 51 ans)


La note:  étoiles
Retour dans les années 80, aux résonances terriblement actuelles (parallèle entre la crise en Pologne et la guerre en Ukraine)
Pour moi qui suis né en 1974, l’élection de François Mitterrand en 1981 est un événement marquant de mon enfance. A cette époque, ma famille vivait à Brest et mon père était abonné au Télégramme : à cet âge, j’avais tout juste commencé à lire le journal (dans la pile des numéros qui s’entassaient dans la chambre de mes parents) et les couvertures qui ont marqué ma mémoire sont, dans l’ordre, celles de la guerre des Malouines (notamment avec la photo d’un bateau en feu) puis celles de l’élection de François Mitterrand. Comme pour Veneziano, qui a commenté sur CL les tomes suivants de la « décennie Mitterrand », ce livre ressuscite donc les souvenirs - les noms, les événements, etc. - de l’époque où j’ai commencé à regarder le monde autour de moi.

Ce livre a été écrit par deux journalistes de l’AFP. Ni hagiographie ni pamphlet (comme l’annonce le 4ème de couverture), le livre colle aux faits et se veut le récit minutieux, objectif et presque exhaustif des premières années de la présidence de François Mitterrand. L’ouvrage commence à la fin des années 70 avec la campagne présidentielle, passant sous silence tout ce qui précède ; le livre porte donc en fait bien plus sur la politique française des années 80 que sur la personne de François Mitterrand, même s’il est bien évidemment omniprésent. Néanmoins, beaucoup trop d’omissions empêchent que le livre, publié en 1990, puisse devenir l’ouvrage de référence qu’il avait l’ambition de devenir. Ainsi, rien n’est dit de Mazarine, de sa double vie avec Anne Pingeot, de ses relations troubles, de son recours aux écoutes, etc. Jean-Edern Hallier n’est mentionné qu’à une seule reprise, comme un pique-assiette qui a réussi à s’inviter à un repas avec des socialistes. La candidature de Coluche est sommairement esquissée comme une simple plaisanterie dont Mitterrand aurait été le complice amusé. Le livre tombe même dans le panneau des démentis officiels réfutant la maladie de François Mitterrand. Ainsi, évoquant les malaises de Mitterrand lors de son déplacement au Mexique à Cancun en 1981, les auteurs écrivent, en 1990 :

Ce voyage au Mexique a laissé un très mauvais souvenir à Mitterrand. La souffrance physique, à laquelle il n’est pas habitué – il n’est jamais malade - , ne l’a pas quitté un instant. « Interminable cet hymne national mexicain et ces cérémonies d’accueil », se souvient Mitterrand qui s’était coincé le nerf sciatique quelques jours auparavant en ramassant une balle de golf dans les Landes. A partir de là les rumeurs sur la maladie, voire le cancer du président, se répandent et enflent dans la presse et l’opinion, soigneusement attisées par certains dans le milieu médical où les socialistes ne comptent pas que des amis.

Par rapport à tout ce que l’on sait aujourd’hui, le portrait de François Mitterrand est daté et trop superficiel, presque déformé par l’absence des ombres qui le hantaient. Malgré cela, le livre n’est pas dénué d’intérêt et de véracité dans son portrait, non d’un homme, mais d’une époque. J’étais un peu trop jeune pour m’y intéresser et m’en souvenir mais la campagne présidentielle fut âpre. Le livre souligne que la candidature et la victoire de Mitterrand n’étaient pas acquises. En effet, Michel Rocard était le favori des socialistes mais, pensant être le mieux placé, il se torpilla en précipitant sa candidature depuis Conflans, dans une déclaration publique maladroite et confuse où il se positionna sans réellement s’affirmer. Quant à Giscard, il était si certain d’être le meilleur qu’il sous-estima le poids des affaires qui pesaient sur sa personne et son entourage (assassinat de Jean de Broglie en 1976 et mort suspecte de Robert Boulin en 1979, diamants de Bokassa, etc.).

Dès qu’il est élu, Mitterrand tente d’imposer son style, empreint de solennité et d'éloquence, et les idées issues du programme des socialistes, qu'il applique sans tarder tout en freinant les ardeurs des socialistes les plus "extrémistes" (par exemple, Mitterrand a préservé l'armée et a globalement entretenu de bonnes relations avec les militaires - nota : les auteurs évoquent qu'il a parfois suivi les conseils de son frère Jacques Mitterrand, militaire de carrière qui avait intégré Saint-Cyr peu avant la 2ème GM et a été promu officier général). Après quelques atermoiements, la France se transforme rapidement, dans un contexte toutefois compliqué de tensions sociales et de menaces, marquées par les attentats à Paris. Les journalistes sont précis et citent de nombreux acteurs politiques pour évoquer les nationalisations, l’évolution de la société ainsi que les relations internationales, notamment avec le Pape (les auteurs évoquent par exemple que Jean-Paul II était très soucieux du maintien de l'école privée en France) et avec Ronald Reagan. Pour les auteurs, Mitterrand est un mélange d’idéaliste (porté par les valeurs et idéaux du socialisme) et de réaliste pragmatique (qui sait que la politique est avant tout l’art de provoquer et maîtriser les rapports de forces).

Comme de Gaulle, Mitterrand croit à la force du Verbe. Il pense que la France des Lumières ralliera le monde à sa vérité. La Parole peut changer l’Histoire, ouvrir les yeux, éveiller les consciences. (…) Le Mitterrand de 1981 est tissé de cette fibre. Il le restera jusqu’au bout, dénonçant dans tous les forums les méfaits de l’ « échange inégal », les séquelles du « pacte colonial », la perversité du libéralisme. Mais en même temps, Mitterrand est un pragmatique, un réaliste, un politique sans illusions sur les rapports de force.

Mitterrand place la solidarité avec le Tiers-Monde au cœur de sa politique. La France augmente ainsi notablement son aide au développement et organise des conférences sous l’égide de l’ONU. Il tente aussi de convaincre les USA et les pays occidentaux, alors que Ronald Reagan et Margaret Tatcher sont obnubilés par la crise économique, que leur intérêt bien compris est d’aider les pays du Sud afin d’alimenter la relance mondiale. La dimension idéologique est néanmoins bien présente, incarnée par Robert Badinter, cité à plusieurs reprises par les auteurs comme une inspiration de la politique internationale de François Mitterrand, bien au-delà du rôle d’un Garde des Sceaux :

La France est plus grande que la France, elle pèse par une certaine idée de liberté que s’en font les étrangers. Chaque fois que par le monde elle est porteuse de ce message, la France s’accroît et amplifie son rayonnement et sa puissance.

Cette posture a sans doute alimenté l’interventionnisme moral promu par la France, au nom d’une politique étrangère portée par la défense de l'universalité des droits de l’homme et de la démocratie. Approche vertueuse mais sans doute aussi cause de nombreux malentendus et erreurs d’appréciation dans la politique de la France…

Néanmoins, en matière de politique étrangère, le passage le plus intéressant est, pour moi, celui qui relate la crise polonaise du début des années 80, quand le général Jaruzelski, officier polonais, prit le pouvoir et proclama la loi martiale pour museler Solidarité, né des grèves lancées dans les chantiers navals de Pologne et premier syndicat indépendant dans un pays communiste. En fait, le durcissement du régime polonais était motivé par la volonté d'éviter une invasion soviétique car l’URSS soupçonnait Solidarité de préparer le renversement du régime communiste polonais. A l’époque, plusieurs socialistes ou célébrités (dont Bernard Kouchner et Yves Montand, qui avaient signé un appel lancé par Pierre Bourdieu et Michel Foucault) poussaient Mitterrand à soutenir le peuple polonais et à s’opposer à la dictature de Jaruzelski mais Mitterrand s’y refusa, considérant que Jaruzelski incarnait la paix en évitant une guerre avec l’URSS. Les mots de François Mitterrand, cités par les auteurs, datent du début des années 80 mais ont des résonances terriblement actuelles. Il suffit de remplacer URSS par Russie et Pologne par Ukraine…

Jamais l’URSS n’acceptera que la Pologne échappe à sa stratégie. Le monde occidental ne bougera pas. Nous n’avons que des mots et des vivres. Nous n’abandonnons pas les Polonais mais il n’est pas dans notre pouvoir de les sauver (…) Vouloir remettre en cause l’appartenance de ce pays au glacis soviétique, c’est vouloir la guerre avec Moscou, c’est mettre en cause la paix.

Qu’attend-on de nous ? Des mots ? Des vivres ? Des armes ? Pour les mots je suis preneur, pour les vivres je suis d’accord. Pour les armes, pas question d’entrer dans ce raisonnement qu’on veut nous imposer selon lequel il faudrait intervenir militairement à Varsovie pour ne pas être accusés d’un nouveau Munich. (…) Personne, ni les Américains, ni les Allemands, ni les Anglais, n’a envisagé d’envoyer des hommes ».

La bonne nouvelle enseignée par l’Histoire est que, sur le temps long, l’agresseur ne gagne pas. La Pologne a su s’émanciper du joug soviétique et on peut espérer que l’Ukraine connaîtra le même destin heureux. Et on peut être sûr que ni la Pologne ni l’Ukraine n’auront plus jamais envie de connaître à nouveau la tutelle soviétique, fût-ce sous le masque du nationalisme russe…