Le travail et l´usure de Ezra Pound
Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Histoire

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Un essai anticapitaliste, provoquant et dérangeant (car fortement teinté d'antisémitisme), composé dans les années 30 en éloge du fascisme italien par un des plus grands poètes américains
Je ne connaissais Ezra Pound, l’un des plus grands poètes américains du XXème siècle, que comme l’auteur des « Cantos » (que je connais de réputation mais n’ai pas lu). J’avoue que j’ai été stupéfait par ce petit livre d'une centaine de pages, que j’ai acheté sur la seule foi du nom de son auteur. Il s’agit de deux textes composés dans les années 30, où Ezra Pound dévoile son dégoût de la finance et de la politique américaines, et analyse - avec une très grande précision, à la fois théorique et historique – les mécanismes du capitalisme, puis dénonce l’emprise de la finance sur le travail et l’économie réelle, asservie aux intérêts des lobbys et des banques.
Ezra Pound se prononce en faveur d'un système permettant d’empêcher l'accumulation du capital et d'éviter la spéculation financière, grâce à un mécanisme de dévalorisation automatique de la monnaie qui perdrait régulièrement en valeur tant qu’elle ne serait pas utilisée dans l'économie réelle, pouvant aller jusqu'à la perte totale (l'auteur imagine un système - peu fonctionnel - de timbres à coller sur les billets pour les déprécier à intervalles réguliers). En revanche, même s'il est anti-capitaliste, Ezra Pound n’est pas communiste : bien au contraire, il déteste Staline et se montre farouchement hostile au communisme soviétique qui exploite les travailleurs avec la même violence et la même inhumanité que le capitalisme. Avec des mots d'une très grande virulence, Pound condamne en bloc les systèmes capitaliste et communiste, et vomit toutes les formes de capitalisme, qu’il soit libéral et étatique, qu’il confond dans une formule frappante en dénonçant le capitalisme « bolchevo-libéral », qui incarne à ses yeux une abomination qui n'existe que grâce au mépris des dirigeants et des banques pour la dignité humaine !
Alors, en quoi croyait Ezra Pound ? En fait - et je l’ignorais jusqu’à cette lecture – Ezra Pound, poète passionné de musique en quête d'un monde nouveau où s'accomplirait la révolution du Beau et du Sublime, fut un fasciste convaincu et fervent. Emigré en Europe dès les années 20, à Paris puis en Italie, où il fréquenta tous les grands poètes de l'époque et prônait une révolution artistique, il anima aussi des émissions radiophoniques où il vitupérait contre les méfaits de la finance internationale qui menait le monde à la guerre. Pour Pound, les capitalistes manipulent la monnaie, favorisent l'endettement pour soumettre les Etats puis provoquent des crises pour faire monter la valeur des marchandises et les écouler de manière à maximaliser leurs profits. La forme ultime de crise, c’est la guerre qui est un levier que les financiers utilisent pour favoriser leurs intérêts et détruire leurs ennemis, sans considération pour les masses qu’ils mènent à la destruction. Pound évoque assez peu Hitler mais se montre très élogieux envers Mussolini, qu’il considère comme le premier dirigeant à réellement s’ériger contre le capitalisme et la spéculation, et à proposer une alternative valorisant le travail et le travailleur, ouvrier ou paysan. Ce sont les banques qui poussent les fascistes vers la guerre, en tentant de saper le nouveau modèle qu'ils proposent. La lecture de la thèse d’Ezra Pound est assez gênante et perturbante car, outre sa justification du bellicisme fasciste, Pound, même s’il s’en défend, est clairement antisémite, assimilant finance internationale, usure et lobby juif.
La lecture n’est pas simple car Pound s’appuie sur de nombreux épisodes historiques de l’Histoire américaine, finalement peu connue en France, et les relations complexes entre les Etats-Unis et l'Angleterre. Heureusement, la longue préface et les notes - abondantes – permettent de se repérer un peu dans la litanie des noms et des faits. Le style n'est pas désagréable, car porté par un certain souffle et par la véhémence de l’auteur, mais il n’est pas non plus dénué de lourdeurs et de redondances : on s’égare parfois un peu, en se demandant où Pound veut en venir. Surtout, la thèse est biaisée car on a souvent le sentiment que l’auteur, évoquant de nombreux banquiers (Morgan, Rothschild, etc.), interprète l’Histoire de manière à étayer son présupposé, à savoir que la démocratie américaine a été confisquée par le lobby financier qui, tout en ménageant l’illusion d’un système politique fonctionnel, organise son racket par la constitution de monopoles, la manipulation de la monnaie et l'instrumentalisation des dettes d'Etat. Le livre est aussi rendu ardu par la minutie de l'analyse d'Ezra Pound. Je ne m’attendais pas à ce qu’un poète soit aussi attentif aux théories économiques et aux politiques monétaires mais Pound démontre une grande connaissance des concepts, même si je peine à évaluer la précision et la validité de ses arguments sur la monnaie, le prix, le revenu et la valeur du travail.
En lisant l’ouvrage, j’ai fréquemment songé à Knut Hamsun, écrivain norvégien et prix Nobel de littérature (écrivain que j’admire et que j’ai beaucoup lu) qui, dans les années 30 puis dans les années 40, déclara (je cite de mémoire) : « Tout sauf les USA, même Hitler », et n’en démordit pas même après la seconde guerre mondiale. Pound, comme Hamsun, étaient viscéralement anti-capitalistes et ont vu dans le fascisme le ferment d’une révolution culturelle « élitiste » qui allait détruire le capitalisme, assimilé à un culte de l'argent, et annoncer l’avènement d’hommes capables de se vouer au Beau et à l’épanouissement des valeurs « véritables ». Leur idéalisme et leur dégoût du capitalisme, les poussant presque à voir dans le fascisme un nouvel humanisme, les a aveuglés sur la réalité du régime et ils l’ont tous deux chèrement payé après-guerre. Surtout Ezra Pound, qui était américain. La longue préface évoque que, après la défaite de l’Axe, Ezra Pound fut fait prisonnier et jugé aux Etats-Unis comme un traître à son pays. Néanmoins, son cas embarrassait car il était toujours – et en même temps – un poète admiré, qui avait été l’ami de Yeats et de Joyce, pour ne citer qu’eux. Finalement, il fut décidé de l’interner en asile psychiatrique. Il y resta une douzaine d’années, avant d’être autorisé à quitter les USA en 1958 pour retourner en Italie, où il vécut sans plus jamais s’exprimer publiquement et mourut en 1972.
Au final, l’ouvrage d’Ezra Pound est un ouvrage troublant et vénéneux, provocant et dangereux car, plus qu’une dénonciation des méfaits du capitalisme, il est une justification – éloquente et en apparence argumentée - des fondements idéologiques du fascisme italien. C’est le genre d’ouvrage qui permet, via la récupération par des « intellectuels » d’extrême-droite, de réhabiliter des thèses ultranationalistes par l’exemple d’intellectuels qui y ont adhéré. Ainsi, mais je ne l’ai vu qu’après mon achat, l’ouvrage est revendiqué par l’extrême-droite puisque l’éditeur – Alain Soral - et le préfacier – Emmanuel Ratier - sont clairement engagés (toutefois, il faut reconnaître la qualité de leur travail de présentation de l'oeuvre et de mise en perspective historique qui, même s'il est biaisé, permet de mieux comprendre le texte). Cela dit, je ne regrette pas ma lecture, révélatrice des complexités d’un homme, qui reste un grand poète, et d’une époque. Il est aussi évident qu’Ezra Pound condamnerait avec virulence notre époque actuelle, totalement soumise aux marchés financiers, obnubilée par la croissance économique, la fièvre du consumérisme et la course au progrès technologique, et n’ayant aucun souci du Beau et de l’Art. En fait, Ezra Pound fut un homme étranger à son époque car ses véritables références n’étaient pas Mussolini ou Hitler, mais Aristote et Confucius, auxquels il se réfère fréquemment pour définir ses valeurs et sa conception de la vie, et dont il aurait voulu rendre la lecture obligatoire à ses contemporains.
Les éditions
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le travail et l´usure
de Pound, Ezra Ratier, Emmanuel (Préfacier)
Kontre Kulture
ISBN : 9782367250298 ; 14,50 € ; 03/01/2024 ; 99 p. ; Broché
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