Les trois soeurs
de Tchekhov

critiqué par Catinus, le 15 mai 2025
(Liège - 73 ans)


La note:  étoiles
Sublime !
"Les membres de la famille Prozorov, composée de trois sœurs, Macha, Olga et Irina et de leur frère Andreï, partagent une demeure provinciale, dans la campagne profonde de Russie.
Entre conversations absurdes et grands débats philosophiques, entre mariages ratés et désespoirs amoureux, Tchekhov aborde dans Les Trois Sœurs les thèmes du temps qui passe et détruit les rêves, de l'importance du travail et de l'autonomie, de l'ennui et de l'amour." (source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Trois_S%C5%93urs)


Pour ma part, la première fois que je fus mis en contact avec cette pièce, c’était il y a bien longtemps, en 1968 ou 1969, (mais c’était peut-être en 1970). Deux fois l’an, les poètes et rhétos du Petit séminaire de Saint-Roch à Ferrières étaient emmenés - quel bonheur ! - au Gymnase de Liège. Quand j’ai assisté à cette représentation, je n’ai pas compris grand-chose – avec un bagage littéraire proche du zéro, pourquoi en aurait-il été autrement ? – mais mon échine fut traversée par des soubresauts ; une torpeur sans pareille s’abattit sur scène et sur moi. Un profond malaise envahit la salle entière. Plus d’un demi-siècle plus tard, je conserve encore sous mon crâne certains de ces moments glaçants, les voix bouleversantes des Trois Sœurs.

Extraits :

TOUZENBACH
Si vous voulez. De quoi parlerons-nous ?
VERCHININE
De quoi ? Rêvons ensemble… par exemple de la vie telle qu'elle sera après nous, dans deux ou trois cents ans.
TOUZENBACH
Eh bien, après nous on s'envolera en ballon, on changera la coupe des vestons, on découvrira peut-être un sixième sens, qu'on développera, mais la vie restera la même, une vie difficile, pleine de mystère, et heureuse. Et dans mille ans, l'homme soupirera comme aujourd'hui : "Ah ! qu'il est difficile de vivre !" Et il aura toujours peur de la mort et ne voudra pas mourir.
VERCHININE (après avoir réfléchi.)
Comment vous expliquer ? Il me semble que tout va se transformer peu à peu, que le changement s'accomplit déjà, sous nos yeux. Dans deux ou trois cents ans, dans mille ans peut- être, peu importe le délai, s'établira une vie nouvelle, heureuse. Bien sûr, nous ne serons plus là, mais c'est pour cela que nous vivons, travaillons, souffrons enfin, c'est nous qui la créons, c'est même le seul but de notre existence, et si vous voulez, de notre bonheur. (Macha rit doucement.)
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NATACHA (à Soliony.)
Les nourrissons comprennent tout parfaitement. "Bonjour, je lui dis, Bobik. Bonjour, mon chou." Et il m'a jeté un de ces regards ! Vous croyez que ce sont des idées de mère ? Mais non, je vous assure ! C'est un enfant exceptionnel.
SOLIONY
Si cet enfant était à moi, je le ferais rôtir, et je le mangerais. (Il se dirige vers le salon, son verre de thé à la main, et s'assied dans un coin.)
NATACHA , se couvrant le visage de ses mains.
Quel grossier personnage !
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(À Anfissa, froidement)
Je te défends de rester assise en ma présence. Debout ! Sors d'ici ! (Anfissa sort. Un temps.)
Pourquoi gardes-tu cette vieille ? Je ne te comprends pas.
OLGA (interdite.)
Excuse-moi, mais moi non plus, je ne te comprends pas.
NATACHA
Elle est de trop ici. C'est une paysanne, elle n'a qu'à vivre à la campagne. C'est du luxe, tout ça ! Moi, j'aime l'ordre : pas de gens inutiles dans ma maison. (Elle caresse la joue d'Olga.)
OLGA
Tu viens de traiter nounou avec tant de grossièreté… Excuse- moi, je ne peux pas le supporter… je n'y vois plus clair…
NATACHA (émue.)
Pardonne-moi, Olia, pardonne-moi. Je ne voulais pas te faire de peine. (Macha se lève, prend son oreiller, et sort, l'air fâché.)
OLGA
Comprends-moi, ma chère, nous avons peut- être reçu une éducation bizarre, mais ce sont des choses que je ne peux pas supporter. Cette manière de traiter les gens me tue, j'en suis malade… je perds tout courage.
NATACHA
Pardonne-moi, pardonne… (Elle l'embrasse.)
OLGA
Toute grossièreté, si légère soit-elle, toute parole rude me blesse…
NATACHA
C'est vrai, je parle souvent sans réfléchir, mais conviens-en, ma chère, elle pourrait très bien vivre à la campagne.
OLGA
Elle est depuis trente ans chez nous.
NATACHA
Mais puisqu'elle ne peut plus travailler ? Ou je ne comprends pas, ou c'est toi qui ne veux pas me comprendre. Elle est incapable de travailler, elle ne fait que dormir, se reposer.
OLGA
Eh bien, qu'elle se repose !
NATACHA (étonnée.)
Comment, qu'elle se repose ? Mais c'est une domestique ! (Avec des larmes). Je ne te comprends pas, Olia ; j'ai une bonne d'enfants, une nourrice, nous avons une femme de chambre, une cuisinière… À quoi nous sert cette vieille. À quoi ? (On entend le tocsin.)
OLGA
Cette nuit, j'ai vieilli de dix ans.
NATACHA
Il faut nous entendre, Olia. Toi, tu es au lycée, moi, à la maison ; tu t'occupes de l'enseignement, et moi du ménage. Quand je parle des domestiques, je sais ce que je dis, je- sais-ce-que-je-dis ! Qu'elle s'en aille dès demain, cette vieille voleuse, cette vieille garce (elle trépigne) , cette sorcière ! Je vous défends de m'irriter ! Je vous le défends ! (Se ressaisissant :) Écoute, si tu ne t'installes pas en bas, nous n'arrêterons pas de nous quereller. C'est affreux.

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TCHÉBOUTYKINE (morne.)
Que le diable les emporte tous… tous… Ils s'imaginent que je suis médecin, que je sais guérir n'importe quelle maladie, mais je ne sais absolument rien, j'ai tout oublié, je ne me souviens de rien, absolument de rien… (Olga et Natacha sortent sans qu'il s'en aperçoive.)
Que le diable… Mercredi dernier, j'ai soigné une femme, dans le quartier de Zasypi, et elle est morte, morte par ma faute. Oui… Il y a vingt-cinq ans, j'avais encore quelques vagues connaissances, mais maintenant, plus rien. Rien du tout. Après tout, je ne suis peut-être pas un homme, je fais simplement semblant d'avoir des bras et des jambes, une tête ; possible que je n'existe pas du tout, je crois seulement que je marche, mange, dors… (Il pleure.)
Oh ! si l'on pouvait ne pas exister ! (Il cesse de pleurer ; morne :)
Que le diable… Au club, avant-hier, on bavardait ; quelqu'un a nommé Shakespeare, Voltaire. Je n'ai rien lu d'eux, rien du tout, mais j'ai fait semblant de les connaître ; et les autres en ont fait autant. Oh misère ! Bassesse ! Alors, j'ai pensé à la femme qui est morte par ma faute, mercredi dernier, puis à d'autres choses, mon cœur s'est rempli de dégoût… et je me suis mis à boire.

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Un peu de temps encore, disons deux ou trois cents ans, et l'on considérera notre vie actuelle de la même façon : avec crainte et ironie ; tout ce qui existe aujourd'hui paraîtra maladroit, lourd, très inconfortable, et bizarre. Oh ! quelle vie ce sera, quelle vie ! (Il rit.)

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IRINA (sanglotant.)
Où ? Où s'est en allé tout cela ? Où ? Oh, mon Dieu, mon Dieu ! J'ai tout oublié, tout ! Tout s'embrouille dans ma tête. Je ne sais même plus comment on dit "fenêtre", ou "plafond" en italien. J'oublie, j'oublie chaque jour davantage, et la vie passe, elle ne reviendra jamais, et jamais, jamais nous n'irons à Moscou ! Je vois bien que nous ne partirons pas.
OLGA
Ma chérie, ma chérie…
IRINA (se maîtrisant.)
Oh ! que je suis malheureuse ! Je ne peux plus travailler, je ne veux plus travailler… Assez, assez ! Après le télégraphe c'est le conseil municipal, et je déteste, je méprise tout ce qu'on me fait faire. J'aurai bientôt vingt-quatre ans, il y a longtemps que je travaille, mon cerveau s'est desséché, j'ai maigri, enlaidi, vieilli, et rien, rien, aucune satisfaction, et le temps passe, et il me semble que je m'éloigne de plus en plus de la vie véritable et belle, que je m'approche d'un abîme. Je suis désespérée ; pourquoi je vis encore, pourquoi je ne me suis pas tuée, je ne le comprends pas…