Eclats de silence chez les Belov
de Nina Kéhayan

critiqué par Débézed, le 16 mai 2025
(Besançon - 78 ans)


La note:  étoiles
Secrets de famille
De 1972 à 1974, Nina et Jean Kehayan, un jeune couple français communiste, décide de vivre pendant un certain temps en URSS pour y découvrir le quotidien des citoyens soviétiques. Ils sont revenus très déçus de ce qu’ils ont vu et vécu au cours de ce séjour et en ont tiré un livre qui a fait fureur : « Rue du prolétaire rouge », je l’ai lu au début des années quatre-vingt. Aujourd’hui, Nina, seule, publie un livre sur l’histoire d’une famille russe qui a traversé l’histoire de l’URSS puis de la Russie depuis la fin de la deuxième guerre mondiale jusqu’à nos jours. J’ai lu cette histoire comme la projection de la famille que Nina et Jean aurait pu fonder s’ils étaient restés en URSS.

La famille Belov qu’elle met en scène, est pour moi, plus que la projection de la famille qu’elle aurait pu créer, elle est aussi une métaphore de la Russie depuis le milieu du XX° siècle. Anton Belov, cadre prometteur des komsomols tombe fou amoureux d’Irène une jeune violoniste française qui participe au Festival mondial de la jeunesse organisé en 1957 en Russie. Ce mariage avec une étrangère, qui plus est d’u pays occidentale, lui fait perdre tout ce qu’il a : emploi, fonction, statut, avenir, revenus, … Il survit grâce à son père qui l’héberge dans son village natal qui est aussi celui de Tchekhov, où il devient le jardinier de la maison du poète et un très grand admirateur de ses textes. Irène, devenue Irena, s’intègre très difficilement dans la société soviétique, elle perd sa nationalité, elle est privée de son passeport et ne peut pas trouver un emploi. Ses beaux-parents ne l’aiment pas, c’est l’étrangère, celle qui a entraîné leur fils dans le bannissement à vie. Son mari lui demande toujours de ne rien dire à personne car ceux qui écoutent, et même ceux qui ne font qu’entendre, pourraient être des espions. Cette culture du silence à la mode soviétique est au cœur des dysfonctionnements de cette famille, tout est toujours dans le non-dits, on ne se parle pas, les secrets de famille le restent pour toujours.

Anton et Irina ont trois enfants qui incarnent chacun l’une des composantes de la société soviétique ; Liouba, l’aînée, née très vite après leur mariage, est très couvée par sa mère qui lui inculque la langue et la culture française qu’elle apprend très vite. Vania (Varvara), elle incarne la babouchka russe, elle demeure à la maison pour veiller sur les parents jusqu’à leur mort restant célibataire de plus en plus endurcie. Sergueï (Serojia), le petit dernier, né quand ses sœurs étaient déjà de jeunes femmes. Son père ne l’a pas aimé et l’a souvent rudoyé.

Quand le père décède de nombreuses années parès la mère, Vania essaie de réunir sa sœur et son frère pour les obsèques mais ils ne peuvent pas renouer des relations familiales normales, leur vie comporte trop de trous, trop de non-dits, trop d’incompréhensions, trop de secrets. Il faudra que Liouba frôle la mort pour qu’elle se décide à les réunir en France où elle réside depuis son mariage avec un diplomate français et où elle a fondé une famille bien française sans rapport avec la Russie. Elle incarne la fuite de ceux qui refusent le communisme totalitaire. Vania est, elle, restée célibataire en Russie où elle a refusé une dernière invitation de vivre à deux. Elle ne manifeste jamais son avis mais ne vote pas pour le parti. Sergueï est, lui, parti vivre encore très jeune en Australie comme de nombreux homosexuels qui ont quitté le pays et son intolérance.

Cette famille et ce qu’elle a enduré, c’est l’histoire de la Russie : le renferment sur soi, le refus des étrangers, le passage obligé par le parti, le contrôle du parti sur tout, la peur du changement quand le régime s’effondre, le culte du silence pour ne pas se faire prendre, le refus de l’homosexualité, l’antisémitisme rémanent, ... , mais aussi le lustre de la culture et de la littérature russe des XIX° et XX° siècles. Chacun des membres de cette famille incarne l’une de ses douleurs ou qualités, ainsi la famille représente un portrait du régime soviétique et de la société russe jusqu’à nos jours. Nina Kehayan dresse ce tableau de la gent Belov et de la Russie, sans aucune chronologie, à travers des tranches de vie des membres de la famille, des récits d’événements familiaux ou autres, des documents retrouvés, des confidences faites par des personnages externes à la famille, confondant ainsi les deux histoires dans le même tableau. Peut-être celui qu’elle aurait pu connaître si elle était restée en Russie dans les année soixante-dix du siècle dernier.