Tè Mawon
de Michael Roch

critiqué par Eric Eliès, le 8 juin 2025
( - 51 ans)


La note:  étoiles
Un roman de SF caribéenne, mêlant afrofuturisme et cyberpunk, dont la singularité principale est d'interroger le langage et d'imaginer des projections futuristes des concepts et poécepts de la théorie du Tout-Monde
Préfacé par Patrick Chamoiseau, ce roman, court mais ambitieux, de Michael Roch, jeune auteur encensé comme une voix nouvelle régénérant la littérature antillaise, s’efforce, dans un même mouvement, de renouer avec les racines de l’ipséité créole (les zansèt) et, dans une écriture SF d'inspiration afro-futuriste (même si l'Afrique est absente du récit) et cyberpunk, de projeter le lecteur vers un avenir (possible ou fantasmé) des Caraïbes.

Dans un futur proche non précisément daté, mais qu'on peut situer vers la fin du 21ème siècle, les îles de l’arc des Caraïbes se sont unifiées et fondues dans « Lanvil », gigantesque mégalopole hyper-technologique qui attire des migrants et des touristes venus de tous les coins de la planète, y compris d’Europe et d’Amérique (par une belle intuition des projets « trumpiens », l’auteur imagine que les USA et le Canada se sont aussi unifiés). La ville, bâtie de tours gigantesques et stratifiée sur plusieurs dizaines de niveaux, est coupée en deux : le monde d’en haut (« l’anwo »), où vit une élite qui profite de tous les bienfaits de la technologie (drones, IA, biotechnologies, etc.) ainsi que de la lumière naturelle du soleil, et le monde d’en bas (« l’anba »), privé de soleil mais non d’accès à une mer visqueuse et sinistrée (car envahie par les Sargasses), où grouille une population cosmopolite en état de servitude, qui vit de trafics et de débrouilles. Peut-être parce que le livre a été écrit pendant la période du covid, l’anba et l’anwo sont séparés par des portails sanitaires sévèrement contrôlés et le port du masque est requis.

« Tè mawon » (dont le titre évoque à la fois la terre ancestrale et le marronnage) est une dystopie futuriste, dont le thème pourrait, en première approche, faire songer aux cauchemars urbains de JG Ballard (« IGH »), de Robert Silverberg (« les Monades urbaines ») ou de Philip KDick (comment oublier l’ambiance crépusculaire de « Blade Runner » ?). Néanmoins, le cœur du récit de Michael Roch n’est pas véritablement Lanvil mais plutôt le langage (thème également très important dans la SF, qui a beaucoup interrogé les limites du langage et ses capacités de représentation de la réalité ou de communication et d’interaction avec une autre intelligence, artificielle ou non-humaine). Ainsi, l’auteur place en exergue une adresse directe au lecteur :

Ma langue est un chariot allant de mon cœur à ton esprit. Elle me déplace entier pour t’apprendre ce que je suis, comment je vois le monde, comment je le réfléchis. Libre à toi d’entrer en résistance ou en communion. Notre langue sera le reflet humble et honnête de notre relation.

L’originalité du roman, qui frappe dès les premières lignes, est sa diversité syntaxique, lexicale et sémantique. En effet, le livre est polyphonique, ne cessant d’alterner les points de vue et les narrations à la première personne comme si le lecteur entrait tour à tour dans la tête des différents protagonistes qui ont chacun leur propre parler et qui, qu'ils soient d’Anba ou d’Amwo, rêvent d’échapper à l’emprise de Lanvil et de renverser le système :
- Joe et Patson, deux jeunes inséparables qui ne cessent de courir la ville dans tous les sens, y compris de bas en haut, et de rebondir de coup dur en galère, serrant les dents pour surmonter la fatigue et tenir bon, portés par leur idéal (Joe, venu de Marseille, veut retrouver sa copine Ivy et Patson veut sauver le monde et renouer avec son père)
- Pat, hanté par l’idée du monde d’avant Lanvil et la promesse du Tout-Monde qu’il a découverte dans un vieux livre d’Edouard Glissant, veut lancer la grande révolution qui détruira Lanvil. Il s’appuie sur les visions de Papiyon, un vieux créole sanglé d’électrodes dont le cerveau est relié au « fog » (version futuriste du cloud) de Lanvil et navigue dans les réseaux du monde
- Ezie et Lonia, deux sœurs exerçant le métier d’interprètes pour le compte de Kossoré, l’un des DG corpolitiques qui régit le fonctionnement de la mégalopole. Elles paramètrent l’IA assurant les traductions instantanées qui permettent la communication au sein de Lanvil mais sont aussi les assistantes personnelles de Kossoré. Chacune des deux sœurs, qui se détestent, abrite un secret qui les ronge : Ezie est hanté par la perte de sa petite fille, Kasie, disparue mystérieusement tandis que Lonia tente de retrouver son mari et se console dans une liaison avec Kossoré. Toutes deux fomentent également de se sauver en renversant un système qu'elles estiment faux et injuste, Lanvil cachant sa pourriture derrière l'illusion des beautés et plaisirs qu'elle offre aux nantis.

Autour de ces personnages principaux gravitent des personnages qu’on pourrait qualifier de secondaires, car l’auteur ne nous fait jamais directement pénétrer dans leurs pensées, mais qui sont néanmoins essentiels au récit : Kossoré, Papiyon, Bao, Fouta, Tahar, etc. et surtout Man Pitak, une mystérieuse vieille femme connaissant les rites des ancêtres et capable de susciter des visions (qui offre une sorte de pendant à Papiyon, en dévoilant un mode non technologique d’accès à la connaissance). Tous les personnages ont leurs propres façons de penser et de s’exprimer, mêlant français, créole, verlan et divers argots, avec quelques mots ci et là empruntés à l’anglais ou l’espagnol. Le texte est également émaillé, avec une grande variabilité selon les personnages, de néologismes, le plus souvent technologiques mais aussi argotiques. L’écriture peut sembler ardue et complexe, surtout pour les lecteurs n’ayant aucune connaissance du créole (j’avoue que mon séjour de deux ans en Martinique m’a parfois bien aidé !), mais l’auteur prend soin d’alterner les styles et les niveaux de langue, ainsi que les scènes d’action et les passages plus introspectifs, pour ne pas perdre ni lasser son lecteur. En fait, si on fait l’effort de s’immerger dans le récit, dont les premières pages peuvent décontenancer, la lecture s’avère simple, bien plus facile par exemple que (pour rester dans le domaine de la SF) celle d'« Orange mécanique » d’Anthony Burgess, totalement rédigé dans un argot inventé et futuriste.

Dès les premières lignes, on est jetés dans la tête de Joe, qui s’apprête avec Patson à forcer l’appartement de sa copine Ivy, puis, sur la page suivante, dans celle de Pat, qui ressasse son rêve de révolution qui renversera Lanvil pour retrouver la terre du Tout-Monde. Je recopie l’incipit, assez (mais pas totalement) représentatif de la suite de l’ouvrage :

[Joe et Patson] Ca a vraiment commencé quand Patson m’a embarqué sans son délire. Il m’a dit : « Je te rends service, c’est cool. On hacke l’appart de ta meuf, oui, oui, je sais faire, t’inquiète et après tu m’aides à sauver le monde. » C’était ça, son délire. « C’est carré. » Il pensait que je pouvais l’aider à sauver le monde parce que j’étais un gars intelligent, parce que je débarquais de France. Nouvelle-Marseille, tu connais… Mais ça faisait pas trois jours que j’étais sur Lanvil, j’étais déjà cramé par les keufs, et le Patson, il voulait encore qu’on entre en douce chez Ivy. Ca s’est pas du tout passé comme il avait prévu.

[Pat] Demain, Pat, tu renverses le monde tjou pou tet. Demain, tu retournes Lanvil, tu creuses ses piliers, à l’ancienne, tu retrouves la terre des zansèt et tu libères le peuple. Dis-toi ça, Pat : t’y es presque. T’arrives au bout du combat (…)

Cette construction polyphonique procure une sensation d’écriture foisonnante et dynamique, avec des bonds incessants d’un personnage à l’autre qui multiplient les ruptures de ton et les points de vue en immersion subjective, mais cette construction génère aussi de nombreuses reprises et redites (les différents personnages ressassent beaucoup) et des facilités narratives pour créer des effets de « pseudo-suspense », qui gâchent un peu le plaisir de lecture. Tout d’abord, le livre étant assez court, les histoires parallèles convergent assez rapidement car tous les personnages sont liés, familialement ou sentimentalement, et ne cessent de se retrouver comme si Lanvil était en fait un village trop petit pour ne pas s’y croiser. Ainsi, Man Pitak, censée être une vieille femme mystérieuse et inaccessible, quasi mythique (dont l’aura mythique fait un peu songer au conteur Boulianno du roman "Le vent du nord dans les fougères glacées" de Patrick Chamoiseau) est rencontrée fortuitement au hasard d’une déambulation dans un quartier périphérique. C’est la principale fragilité du récit : malgré les nombreuses invectives des personnages contre l’omniprésence des « babylon » (les flics) et l’hyper-surveillance technologique (drones, IA), on ne ressent jamais Lanvil comme un lieu de véritable oppression et de misère. En fait, l’écriture reste souvent en surface du ressenti des personnages (peurs, espoirs, etc.) et Lanvil reste trop conceptuel, comme un décor de théâtre sans réelle épaisseur et qu'on peine à se représenter. Par exemple, je n’ai jamais vraiment compris si Lanvil, en devenant une mégalopole internationale unifiant les îles - toutes arasées - de la Caraïbe, était réellement devenu un Etat et si la ville avait grandi en gagnant sur la mer, par poldérisation ou autre procédé, ou si elle était bâtie sur des piliers au-dessus de la mer. Plusieurs passages, dont l’attaque (peu réaliste) du cargo, et la fin du roman évoquent plutôt une ville bâtie sur des piliers - les îles restant ceintes par la mer des Caraïbes - mais en ce cas, si la mer était surplombée sur des kilomètres par la chape de Lanvil la couvrant comme un couvercle d’acier et de béton, et donc plongée dans une quasi nuit perpétuelle, la mer serait réellement morte (ou alors habitée par un écosystème inconnu, peut-être proche de celui des abysses) et les sargasses (devenues indispensables au fonctionnement de Lanvil via l’usine de retraitement qui les transforme en carburant, textile et aliments) ne pourraient pas proliférer car elles ont besoin de l’énergie du soleil pour se développer. Néanmoins, plus que certaines lacunes ou incohérences, le plus dommageable reste la faible densité de "présence" de Lanvil. Les personnages n’arrêtent pas de la parcourir en tout sens ou de cogiter frénétiquement, comme si l’auteur cherchait à entretenir la tension, mais toute cette agitation semble souvent superficielle comme si la motivation révolutionnaire des personnages n’était en fait que l’exutoire de leurs frustrations et peines sentimentales (chacun cherchant dans le fond à reconquérir un être cher qu’il a perdu : un père, un mari, une femme, un enfant, etc.) et non l'engagement dans une lutte contre Lanvil, dont le système répressif semble si fragile qu’une chiquenaude suffirait à l’écrouler. Les sas entre l’Anba et l’Anwo sont en effet des passoires (chacun passe ou les contourne à sa guise) et la surveillance des niveaux est dérisoire, tant elle s’avère aisée à hacker ou tromper. En fait, contrairement à Orwell dans « 1984 » ou Jack London dans « Le talon de fer » ou d’autres auteurs contemporains de SF qui ont réussi à cristalliser l’oppression – politique et/ou technologique - dans une atmosphère suffocante et des scènes qui marquent durablement le lecteur, Michael Roch, malgré la dénonciation récurrente des injustices sociales ou l’évocation des catastrophes (il n’y a plus de « vrai manger », etc.), ne dénonce pas un système inhumain mais un système factice. Il me semble que la plupart des critiques postées sur d'autres sites internet ont assimilé Lanvil à une dictature et ont donc mécompris un point important : l'oppression de Lanvil est "douce" car Lanvil, qui résulte d'une lutte pour l'indépendance des peuples caribéens, a été construite pour le bonheur des gens et se montre compréhensive des aspirations sociales, mais le bonheur acquis repose sur un consentement implicite à vivre dans l'illusion :

A cette époque nos pères luttaient pour notre souveraineté. C'était nous, Lanvil encore naissante, contre la postcolonialité dans la Caraïbe. Ou est l'ennemi, aujourd'hui ? (...) Nous ne pouvons pas être notre propre ennemi. Et nous devons faire preuve de plus de grandeur d'âme, de plus d'abstraction afin d'écouter les revendications du peuple dont nous protégeons l'intégrité. La population de Lanvil le sait bien : le confort et la sécurité que nous lui apportons lui sont essentiels. Elle ne détruira rien : elle lutte uniquement pour une amélioration de ses conditions de vie. Ce n'est pas de l'individualisme.
***
Nous aurions dû nous enfermer, éviter l'invasion des touristes, éviter les nouveaux riches, tous ceux qui nous prennent pour la banlieue du monde. Nous aurions dû sauvegarder le peu d'îles qui nous restaient. Je ne reconnais même plus le paradis de nos parents sur les projections de la mer caribéenne. Nos horizons sont des fantasmes qui diffèrent selon l'étage et le restaurant (...) Il y a que nous cachons notre misère écologique derrière des nanoparticules animées. D'accord, nous avons vendu la citoyenneté lanviloise tout autour du monde et cela nous a enrichis, dans tous les sens du terme, mais au-delà de nos illusions numériques, il ne reste qu'un néodoudouisme tout juste bon à faire rêver les nouveaux riches. Notre nourriture est préfabriquée, macarons à la crème de goyave ou perles de coco réduits à des saveurs nostalgiques, cultures de boeuf Angus in vitro, le goût du réel s'efface sous l'image de marque. Chaque étage, chaque restaurant de bord de mer a son propre océan ; des vagues fantaisiste dont on peut contrôler la couleur et l'opacité et qui, quand on peut s'y baigner, ne sont qu'une trop large piscine d'eau salée (...) Qui rêve de ça ? Un monde qui repose sur une illusion, une dématérialisation...

On reconnaît dans ces interrogations d'une société future les interrogations actuelles de la société martiniquaise et des îles de la Caraïbe. En fait, l’auteur ne se projette pas réellement vers le futur mais habille et reformule ses interrogations et inquiétudes sur le monde contemporain. Malgré leurs implants biotechnologiques, leurs nanobots et leurs objets connectés à l’IA, les personnages agissent, pensent et parlent (dans leurs attitudes, dans leurs trafics à base de « go-fast » et leurs luttes sociales à base de « grève totale ») comme des hommes de notre époque (et aussi dans le choix des poètes inspirant leur combat pour le Tout-Monde). Cela affaiblit un peu le récit car le lecteur - en tout cas, c'est mon cas - est frustré de reconnaître dans ce monde futur un présent "déguisé" qui se trahit parfois par des surgissements intempestifs. Ainsi, il y a une scène un peu risible quand Joe et Patson, poursuivis par les « babylon » dans une course-poursuite (assez irréaliste) en voiture ubè pilotée par une IA, finissent par être projetés hors de l’autoroute, s’envolent et basculent dans l’océan comme dans une scène d’ « Oggy et les cafards », version trash (Patson a braqué le volant, le tableau de bord est devenu tout jaune, la température de lévitation s’est inversée, l’ubè s’est envolé, il a dérapé sur la barrière centrale, on a plongé à contresens. On a beuglé comme dans Oggy et les cafards. J’ai perdu mon sang-froid. J’aurais tout tué pour qu’il s’arrête, là, avant qu’on se prenne une vago de plein fouet. Mais je suis resté tétanisé. J’ai mordu mon bras. J’ai serré les couilles à chaque phare qui nous frôlait. Les voitures passaient plus vite sur nous que des balles de péteux. J’ai écrasé trois ou quatre molaires et j’ai tordu ma bite. Sérieux, j’ai serré tout ce que je pouvais serré.). La verve plaira sans aucun doute au lecteur né dans les années 90 ou 2000 mais la référence à Oggy et les cafards sonne assez faux dans la bouche d’un jeune de l’an 2100, qui n’a probablement pas été biberonné à Gulli !

En fait, en tant que livre de science-fiction, je trouve que l’ouvrage présente beaucoup de facilités ou de scories mais cela n’enlève pas sa valeur au roman, qui réside surtout dans sa reprise et sa mise en scène des concepts de la Relation et du Tout-Monde théorisés par Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, qui les a développés et enrichis de « poécepts », et je ne peux m’empêcher, comme pour d'autres livres de SF que j’ai présentés sur CL, de ressentir que la SF est ici un habillage pour délivrer un message. Les passages les plus importants et les plus marquants du roman ne sont pas ceux qui tournent autour de Joe et Patson, qui me semblent des alibis pour épicer (inutilement ?) le récit de quelques scènes d’action dans une ambiance futuriste, mais ceux autour de Pat et de Kossoré car ils incarnent deux compréhensions distinctes et presque contraires de la Relation, qu'ils opposent au monde totalitaire de Lanvil. Pat veut retrouver le Tout-Monde qu’il conçoit comme la terre du monde d’avant Lanvil, celle de la terre de ses ancêtres : il va donc, au son de la conque du lambi, déclencher un grand soulèvement populaire du peuple de l’Anba et organiser le vol d’une foreuse géante pour percer les fondations de Lanvil et accéder à la terre des origines. Kossoré veut, quant à lui, non pas retrouver mais construire le Tout-Monde : cherchant dans Lanvil les enfants capables de devenir les hommes et femmes du Tout Monde, il projette, en s’appuyant sur la poésie (incarnée notamment par le souvenir de Césaire) et les technologies, de bâtir un réseau (un rhizome d’esprits connectés à la terre) capable d’assurer la mise en relation réelle des individus, au-delà des apparences et du mirage de Lanvil, et de construire une relation poétique avec le monde. Le roman joue alors – et c’est sans doute ce qui a séduit Patrick Chamoiseau et l’a incité à produire cette préface - un rôle d’initiation à la théorie de la Relation, qu’il fait découvrir, via des dialogues aux accents presque didactiques et déclinés selon plusieurs angles, à un public qui n’a sans doute jamais lu Edouard Glissant ou Patrick Chamoiseau. A titre d'exemples glanés dans le récit :

Je lève le poing, haut dessus du tétral. Nous prêtons serment d’une voix, d’honorer les ancêtres qui ont donné leur sang pour construire cette tè, de rester fiers des couleurs mawon que nous portons, sur nos peaux et dans nos cœurs, les couleurs du Tout-Monde. Nous prêtons serment sur le Tout-Monde, auprès de nos lwa et sous la bénédiction de Jah, puissions-nous retrouver la terre éternelle, la terre des gangan. « Frères, nous y sommes. (…) Ce que je propose, c’est une alliance entre nos familles pour dérober forèz ta-la à ceux qui nous ont exploité et nous oppressent encore, et nous en servir pour percer la croûte de la nouvelle Babilon. La foreuse, nous allons la voler. Nous détruirons les murailles qui nous séparent du Tout-Monde. Nous le rendrons au pèp. Nous y construirons un monde neuf et équitable, pour toutes et tous.
***
Ce que j’essaie d’expliquer, c’est qu’accepter l’autre et ses actions, accepter sa complexité comme ses incohérences, nous demande de ne pas traduire. Ou plutôt, accepter la complexité du monde revient à ne pas traduire, mais à transcender, à s’abstraire. Dépasser la traduction et entrer en relation. Accepter la blessure ou la disparition pour mieux s’y reconnecter. Vous voulez sauver le monde – et vous sauver en même temps ? Il vous suffirait d’oublier vos désirs premiers et d’entrer dans une de ces bulles, entrer en abstraction, rejoindre le Tout-Monde.
***
Elle m’a redit : « abstrais-toi ». Ca a créé un coin dans lequel on a pu se regarder vraiment. Un coin où on pouvait être avec tout ce qui nous chagrinait et nous rendait heureux, mais sans se manger l’un l’autre. Un respect quoi, où ce qui tenait mes idées fixes n’avait pas de vie. Un respect où tous les possibles devenaient réalisables. Je me suis soucié de ses rêves. Elle s’est souciée de ma douleur. Ca m’a calmé. Elle a murmuré : « Ca signifie : sauver le monde ».

Ces conceptions se confrontent et se dénouent dans la caldera de la montagne Pelée, qui a été préservée lors de l’arasement de la Martinique quand Lanvil fut construite. Tous les personnages s’y retrouvent, chacun mû par son désir de sauver le monde à sa façon, et s’affrontent, verbalement ou physiquement, autour de ces deux conceptions à la fois antagonistes et complémentaires, et toutes deux erronées car trop réductrices. L’une est figée sur l’affirmation d’une identité ancestrale, tandis que l’autre efface l’individu en le diluant dans le réseau des connections. C’est à Man Pitak que l’auteur, en faisant parler Pat (dont le fils Patson s’est couché dans une machine-a-sonjé de Kossoré), confie le dénouement final, assignant à chacun sa tâche et sa mission :

Man Pitak flambe un encens. Elle pointe Sésé du doigt, et Dada, de l’autre doigt :
- Vous deux avez pris conscience que vous viviez déjà ensemble. Déjà en relation, vous êtes déjà munies de cette force. Qu’allez-vous en faire maintenant ?
Man Pitak répond à sa propre question, mais elle se tourne sur toi.
- Partir. Aller le dire. Plus loin que Lanvil, au-delà des terres connues. Transporter le mal-être de nos générations, l’expliquer à d’autres qui le traversent encore, à leur manière. Leur offrir notre remède. Diversalité. Ecoutez leurs histoires, car elles aussi sont diverses.
Man Pitak lèche le sucre que le rhum a laissé sur son deuxième doigt. Elle se penche vers le sol et elle renverse l’alcool. Pou gangan nou.
- Kouté, elle te dit. Kouté pou tann !
Je regarde ti boug. Joe Cénocle, il s’appelle. Il s’annonce pas plus. Man Pitak bat la terre du sek zansèt. Elle frappe du talon un carreau blanc. Il se brise. Et puis elle montre Joe du doigt. Elle te montre du doigt.
- Il va te raconter comment ton fils a sauvé le monde… Yékrik !

Je sais que ce livre a marqué de nombreux lecteurs par la profondeur apparente de sa réflexion sur la relation à l’autre dans une société globalisée, sur la nécessité de refuser des modèles engendrant des mécanismes d’exclusion et, au contraire, d’accepter la diversité des êtres, de s’enrichir des différences et de laisser s’épanouir le champ des possibles. Je le sais à la lecture des commentaires et avis postés sur internet mais aussi d’expérience personnelle : quand j’ai acheté le livre en librairie, le vendeur à la caisse a souri en regardant la couverture du livre, qu’il avait lu, et m’en a spontanément parlé pour me dire qu’il l’avait beaucoup aimé (même si davantage le message que l’écriture) et me souhaiter à mon tour une bonne lecture. C’est sans doute le principal attrait du livre : ouvrir les concepts et poécepts de la Relation à des lecteurs qui iront peut-être découvrir l’œuvre d’Edouard Glissant ou de Patrick Chamoiseau (dont la préface est éclairante) et approfondir leur pensée de la Relation, pour mieux l’imaginer et la rêver, mais aussi mieux la comprendre. En effet, la Relation, telle qu’exposée dans « Té mawon » est parcellaire et réductrice et la conclusion de l’ouvrage, par les mots de Man Pitak, distille le même malaise que les deux conceptions, erronées et réductrices, énoncées par Pat et Kossoré, car Man Pitak reste, mais d’une autre façon, prisonnière d’une obsession mystico-révolutionnaire de « sauver le monde ». En assignant à tous le devoir de partir sur les routes pour diffuser et propager la « diversalité », on a le sentiment d’assister à la naissance d’un mouvement d’évangélisation du monde à la théorie du Tout-Monde, comme ces missionnaires qui – et souvent de bonne foi ! – voulaient sauver les païens en leur offrant le remède de la parole divine. La Relation, telle qu’exposée par Michael Roch, est trop réductrice car elle est toujours systémique. En effet, l’auteur reprend tous les concepts (à tel point que certains passages ressemblent à de courts exposés) sauf la nécessité de l’individuation créatrice, qui n’est jamais évoquée. Il n’y a d’ailleurs aucun créateur dans « Té mawon ». Or c’est elle qui évite le piège de l’enfermement dans une théorie dont on devient le disciple et l’exécutant zélé, au risque de la trahir. Car le principe du Tout-Monde est de n’être jamais figé et toujours en perpétuel dépassement, dans une complexité dynamique de transformation et de création.