En territoire ennemi
de Carole Lobel

critiqué par Blue Boy, le 9 juin 2025
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Le sexe n'est pas la guerre
Résumé : Au début, l’histoire de Carole et de Stéphane avait tout de l’idylle. Pour Carole, Stéphane possédait toutes les qualités de l’amant idéal, elle oubliait tout lorsqu’elle était entre ses bras. Carole était encore jeune et inexpérimentée, mais peu à peu, les signes d’une relation toxique s’installaient, à commencer par des rapports sexuels lors desquels Stéphane semblait indifférent à la douleur ressentie par sa partenaire. Puis progressivement, confronté à une suite de déconvenues professionnelles, Stéphane montrait un autre visage, beaucoup moins avenant…

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Je le dis tout de go, si cette bande dessinée n’avait pas obtenu un prix à Angoulême, je ne me serais jamais donné la peine de la lire (et j’aurais pu m’en mordre les doigts !), rebuté par un dessin que je trouvais vraiment moche : trait simpliste et enfantin, personnages difformes, proportions qui piquent les yeux et composition boiteuse… Et comme l’autrice évoque dans cet ouvrage autobiographique sa passion pour le dessin, ses années aux Beaux-arts de Nantes et son embauche en tant que graphiste dans une petite boîte de jeux vidéo, j’ai voulu chercher trace de ses travaux sur Internet, en espérant y trouver son blog ou sa page Instagram… Sans succès… Du coup, je suis resté avec cette interrogation : pouvait-il s’agir d’un parti-pris ? Si l’on accepte la démarche, alors oui, on pourra se dire que c’est tout à fait raccord avec l’esprit du livre.

Et de ce point de vue, la narration est exemplaire. Carole Lobel nous captive tout au long de ces quelques 200 pages qui se lisent d’une traite. L’autrice a réussi faire d’une histoire assez ordinaire, la sienne, quelque chose qui s’apparente à un véritable thriller psychologique. Un mélange d’empathie pour sa narratrice et d’effroi saisit le lecteur devant cette avalanche de galères liées à cette relation toxique, alors qu’on assiste au fil des pages à l’évolution inquiétante de son compagnon Stéphane vers le « côté obscur ».

Carole Lobel nous livre ici un témoignage fort et précieux sur un épisode de sa vie dont elle n’est pas ressortie totalement indemne, mais qui révèle néanmoins la résilience dont elle a fait preuve. Même si elle apparaît fragile dans la façon dont elle se met en scène, on réalise que le plus fragile dans l’histoire, c’est en réalité Stéphane, malgré ses gesticulations virilistes et son attitude arrogante. Ce dernier impute constamment ses propres échecs à autrui, sans chercher à se remettre en cause, tout en camouflant son déni dans les vapeurs de weed.

Ce qui ressort de cette lecture, ce sont d’abord, bien sûr, les conséquences néfastes d’une relation toxique, où l’un des conjoints cherche à établir sa domination sur l’autre, mais aussi le mécanisme à l’œuvre aujourd’hui qui transparaît à travers les réseaux sociaux. A ce titre, Stéphane en est une parfaite illustration, avec un caractère qui le prédisposait à glisser vers ces gouffres obscurs du cyberespace où, tapie dans l’ombre, une idéologie fétide attend ses adeptes crédules, qui à leur tour iront répandre la « bonne parole » complotiste…

Et pour en revenir au dessin, ses imperfections finissent par s’effacer devant un contenu aussi saisissant, qui fait réellement froid dans le dos. On pourra même lui reconnaître des qualités, d’abord une bonne lisibilité, mais aussi une certaine habileté poétique à illustrer les états d’âme de sa narratrice, telle cette façon qu’elle a de symboliser la sexualité par une végétation luxuriante ou les manifestations de l’emprise « viriliste » de Stéphane. De même, Lobel sait diffuser l’humour nécessaire à la prise de distance et de fait, à sa survie morale. En somme, son trait bancal restitue bien la fragilité morale dans laquelle elle se trouvait à cette époque de sa vie, et respire même une urgence qui entravait tout fignolage, le but n’était assurément pas de faire « joli »…

On relèvera enfin également la qualité littéraire des textes, qualité étayée par l’impérieuse nécessité de livrer un tel témoignage.

Au final, « En territoire ennemi » s’avère un roman graphique aussi terrifiant qu’enrichissant, justifiant son fauve attribué par le jury angoumoisin. Il nous permet de comprendre, du moins en partie, le phénomène qui a fait des réseaux sociaux, au départ conçus comme un espace d’échanges et de liberté, une sorte de marécage nauséabond où ont prospéré les théories les plus fallacieuses et toute la propagande réactionnaire, désormais véritable menace pour nos fragiles démocraties. L’explication se trouverait-elle quelque part dans les propos de l’autrice elle-même, à propos de son compagnon ? « Que cherchait-il vraiment ? Sans doute, aussi dévoyée soit-elle, une forme de dignité. »