Les veilleurs de Sangomar
de Fatou Diome

critiqué par Pucksimberg, le 17 juin 2025
(Toulon - 45 ans)


La note:  étoiles
Un roman poétique et séduisant
Au large du Sénégal, en 2002, le Joola a coulé et a fait plus de 2000 morts. Bouba, le mari de Coumba, était à son bord. Elle est désormais seule avec sa petite fille, logée chez ses beaux-parents durant son deuil. Sur une île au large de Sangomar, perdurent les croyances animistes sérères. En effet, par des prières adressées au monde des morts, Coumba parvient à entrer en contact avec des morts de ce navire, des amis, peut-être même son époux. Personne ne la croit et on la prend pour folle, donc elle se tait et se confie à son cahier, préservant ainsi son monde nocturne qui lui permet de renouer avec les êtres chers.

Ce roman avance lentement car Coumba est en deuil. Elle doit rester au calme pendant 4 mois et 10 jours selon la tradition. Le lecteur est plongé dans ses pensées et dans le surgissement de certains souvenirs. Ce n’est donc pas un roman qui repose sur de multiples rebondissements. L’intérêt est ailleurs. Cette porte ouverte sur l’au-delà est centrale dans ce roman et repose sur de réelles croyances dans cette région du Sénégal qui considère cette île comme les Champs-Elysées dans les mythes antiques. Les veilleurs, certaines créatures nocturnes, le hibou donnent un caractère mystérieux à ce roman tout en apportant un certain réconfort au lecteur qui a fait l’expérience du deuil. L’on en vient parfois à envier cette croyance animiste qui permet de voir au-delà de l’invisible. Ces rencontres avec les personnes mortes lors du naufrage sont touchantes et paradoxalement pleines de vie. L’autrice ne se complait pas dans la tonalité pathétique.

L’écriture de Fatou Diome est aussi un atout important dans ce roman. Habitée par la couleur mauve, le roman lui aussi est parcouru par ce ton auquel l’écrivaine donne de nombreuses significations. Certains passages sont très poétiques. Elle sait trouver des images évocatrices qui nous font voyager dans une langue très agréable à lire. A d’autres moments, elle fait preuve d’humour et enchaine les expressions décalées qui feront sourire le lecteur. Les métaphores poétiques sont aussi associées à des onomatopées qui rappellent l’oralité. Tous ces éléments s’entremêlent facilement sans gêner le lecteur.

Lire ce roman, c’est aussi découvrir le Sénégal et surtout cette région avec des croyances bien définies et des codes précis. La veuve vit encore avec sa belle-famille, et l’on commence déjà à lui chercher un nouvel époux afin qu’elle bénéficie d’une protection sociale. C’est aussi le regard de Fatou Diome que l’on perçoit dans ce roman, ainsi que les valeurs qu’elle défend. Les amis de Coumba morts noyés eux aussi composaient des couples mixtes. L’écrivaine traite ses personnages blancs et noirs de la même façon. Elle a des valeurs humanistes et les personnages de ce roman ne font pas preuve de racisme, ne hiérarchisent pas les individus selon la couleur de la peau et tous les personnages sont traités de la même façon. Elle convoque aussi le poète Senghor qui semble avoir montré le chemin. Certains auteurs sénégalais ne défendent pas cette figure poétique que nous encensons, mais Fatou Diome le trouve respectable et le voit même comme un modèle dû à son mérite littéraire. On sent son admiration pour cette figure tutélaire. Elle n’hésite pas non plus à faire quelques critiques sur certains sujets. Elle craint que l’Afrique ne devienne amnésique et n’oublie l’animisme et les croyances ancestrales au profit de l’islam ou du christianisme. Elle voit du beau dans le Sénégal et dans ce qui définit ce pays, elle ne souhaite pas que cela disparaisse. C’est aussi le regard européen qui est évoqué aussi, non pas pour nous asséner plein de reproches virulents, mais pour changer notre regard, nous inviter à voir l’autre comme notre égal, tout simplement nous rappeler ce qu’est la solidarité et la compréhension de l’autre sans entrer dans des réflexions naïves. Le traitement du naufrage du Joola en est un parfait exemple : peu de personnes en parlent alors que le Titanic a su capter notre attention avec un nombre de morts conséquents certes, mais moindre par rapport au Joola. Ce type d’information en dit long en réalité sur notre relation avec l’Afrique.

Fatou Diome aborde aussi avec sensibilité l’amour d’une femme pour son mari qui n’est plus, l’amour d’une mère pour son enfant, la transmission, les liens forts qui unissent les hommes indépendamment des liens du sang. Les pages dans lesquelles elle fait l’éloge de la figure maternelle sont magnifiques. J’ai été touché par ce roman et totalement séduit par l’écriture. L’ancrage au Sénégal fait voyager le lecteur tout en touchant à l’universel. Il fait partie des rares romans dans lesquels j’ai quitté le personnage principal à regret. Cette façon de voir au-delà de ce qui est tangible pourra entrer en résonance avec beaucoup d’entre nous.