Andy Warhol
de Mériam Korichi

critiqué par Eric Eliès, le 14 juillet 2025
( - 51 ans)


La note:  étoiles
Portrait d'une icône de l'Art du XXème siècle et histoire d’un homme qui voulut devenir un artiste riche et célèbre ...et y parvint au prix d’une terrible solitude existentielle.
De ses portraits de Marylin à ses séries de bouteilles de Coca ou de boîtes de soupe Campbell, Andy Warhol a produit quelques-unes des oeuvres iconiques de la deuxième moitié du 20ème siècle. Qu’il soit décrié pour l’apparente superficialité de sa production pléthorique, qui a inondé les collections privées et les musées du monde, ou adulé comme le plus grand représentant du « pop art », l’artiste est mondialement connu. Mais l’homme a toujours été entouré d’une aura mystérieuse et de la réputation un peu malsaine d’artiste mercantile et manipulateur.

Cette biographie, qui épouse une approche très chronologique, embrasse tout le XXème siècle, depuis l’immigration aux USA des parents d’Andy Warhol, ruthènes de Slovaquie (à l’époque sous domination austro-hongroise) jusqu’à la mort d’Andy Warhol en 1987 et la gestion de son héritage. L’auteure ne fait pas que rapporter des faits : elle les interprète et n’hésite pas à prendre position, décrivant Andy Warhol comme un artiste obsédé par la gloire et l’argent mais aussi un homme complexe et avide de reconnaissance, toujours accompagné d'une foule nombreuse mais paradoxalement détaché des personnes dont il aime pourtant s’entourer, et se tenant toujours à distance, en observateur, comme s’il avait peur d’éprouver des sentiments qui pourraient lui faire mal… En fait, elle ne présente pas vraiment Warhol comme un être cynique ou manipulateur mais comme un homme à la personnalité autistique (même si le mot n’est jamais écrit), qui aurait aimé être débarrassé de la faculté d’éprouver des émotions et rêva de devenir - au sens le plus mécanique du terme - une machine. Une machine à regarder, en voyeur (ce que montreront ses films aux images fixes et aux très longs plans-séquences) et une machine à produire, de la manière la plus impersonnelle possible. Toute l’œuvre de Warhol est déclinée en accumulations et sérigraphies, comme s’il avait toute sa vie cherché à effacer sa présence en tant qu’artiste, en la diluant dans la masse, et même toute trace de son existence humaine : J’ai toujours pensé que j’aimerais avoir une tombe sans rien dessus. Pas d’épitaphe. Pas de nom. J’aimerais, en fait, qu’on écrive dessus : fiction »

J’ai fait un long résumé de cette biographie passionnante et intrigante, que je vous recopie ci-dessous. L’un des points qui m’a le plus surpris est la totale absence de référence à Salvador Dali, juste mentionné comme une personne que Warhol a rencontrée alors que je pensais (à tort visiblement) que Dali avait été son mentor…

1. Andrew Warhola (avant Andy Warhol)

Le vrai nom d’Andy Warhol est Andrew Warhola. L’histoire de sa famille est singulière et Andy Warhol a bien failli ne jamais voir le jour. Ondrej Warhola, le père d’Andy, est originaire de Mikovà, un petit village des Carpates slovaques. A l’âge de 17 ans, en 1906, il émigre aux USA pour travailler dans les aciéries ; il n’y fit pas fortune mais gagna suffisamment d’argent pour rentrer en Europe et fonder une famille. Ondrej demande la main de Julia, une jeune femme dont il a connu les frères aux USA, mais celle-ci refuse le mariage, au grand dam de ses parents et notamment de son père, qui se met à la battre pour qu’elle change d’avis. Finalement, Julia accepte, non parce qu’elle cède à l’insistance de ses parents mais parce qu’elle se laisse séduire par Ondrej, le premier homme à lui offrir des bonbons ! C’est plus qu’une simple anecdote car Andy Warhol, qui vécut longtemps avec sa mère (il l’hébergea chez lui à New York pendant plus de 20 ans), passa sa vie à se gaver de sucreries. En 1912, alors que les Balkans commencent à s’embraser suite à l’annexion de la Bosnie par l’Autriche-Hongrie, Ondrej part aux USA pour échapper à la conscription. En raison de la 1ère guerre mondiale, il ne reviendra pas mais tente d’envoyer de l’argent à son épouse, qui se terre pendant les années de guerre, survivant comme elle peut mais parvenant à économiser suffisamment d’argent pour, en 1921, payer la traversée de l’Atlantique et rejoindre son époux, qu’elle retrouve à Pittsburgh, ville ouvrière alors en pleine effervescence Industrielle. Ondrej et Julia auront 3 enfants : Paul (né en 1922), John (1925) et Andrew (1928), qui se singularise rapidement par sa fragilité physique, son caractère réservé et son intelligence. Bien qu’il rate fréquemment l’école en raison de problèmes de santé (il était atteint de la chorée), ses résultats scolaires sont excellents et, surtout, ses talents de dessinateur lui valent d’être le fils préféré de sa mère, qui le surnomme Andek et aime passer des heures à crayonner avec lui. Grâce au soutien de ses professeurs, Andy est même inscrit en 1937 aux cours artistiques organisés et financés par le mécénat de la fondation Carnegie. C’est dans ces cours, dispensés au Carnegie Museum et qui mêlaient les enfants de toutes les classes sociales marquées par de très grands écarts de fortune, que naît chez Warhol, qui a grandi dans une famille ouvrière immigrée luttant pour sortir de la misère, le désir de devenir riche et célèbre, d’être reconnu comme un grand artiste américain. Warhol n’a jamais eu le moindre souci de ses racines européennes : Andek est un enfant des USA, grand fan de Shirley Temple, qui convoite le rêve américain et collectionne les photographies de stars d'Hollywood. Mais, dans les années 30, après la grande crise, la situation est difficile et son père, qui multiplie les travaux et les chantiers pour faire vivre sa famille, finit par s’épuiser et se tuer à la tâche. Il meurt en 1942, à 53 ans. Cet homme, chrétien, travailleur et économe (sa seule extravagance fut de s’offrir un grand poste radio), a pris soin de mettre de l’argent de côté pour permettre à sa famille de subsister mais aussi de payer les études supérieures d’Andrew, le plus doué de ses enfants.

2. Les débuts new-yorkais

Andrew Warhola suivit l’enseignement du réputé Carnegie Institute of Technology, qui était alors très influencé par la philosophie du Bauhaus et par l’accent mis sur le rôle social et politique de l’Art, qui devait pénétrer la vie ordinaire. Peu habitué à la rigueur des études, et toujours détaché et candide, Andrew, qui avait été trop longtemps couvé par sa mère, rate sa première année mais, l’année suivante, il se plie à la discipline scolaire et se fait même remarquer par la qualité d'un reportage graphique sur la vie dans les taudis de Pittsburgh. Il se lie d’amitié avec Philip Pearlstein, qui devint plus tard un peintre figuratif renommé, un peu plus âgé que lui, qui l’impressionne parce qu’il a combattu en Italie et a une très grande connaissance de l’histoire de l’art. Après avoir obtenu leur diplôme of Fine Arts, ils partent tous deux, ambitieux et fauchés, à la conquête de New-York. Juste avant de quitter Pittsburgh, Andrew Warhola signa son premier tableau A. Warhol (un autoportrait où il se cure le nez) mais c’est à New-York qu’il devint réellement Andy Warhol. Venus sans le sou, Pearlstein, qui aspire à exposer dans les grandes galeries new-yorkaises, et Warhol tirent le diable par la queue, se débrouillant comme ils peuvent dans des squats d’artistes miséreux où Andy Warhol se distingue par son ardeur au travail. A force d’arpenter la ville avec ses dessins et de les proposer à des magazines de mode, où son allure fragile, presque gracile, étonne et séduit les rédactrices en chef, il finit par se faire rapidement connaître comme un talentueux illustrateur et dessinateur publicitaire, et se met à enchaîner les commandes pour des magazines ou des agences. A partir de 1952, Warhol cesse d’enchaîner les co-locations et s’installe dans un deux-pièces, où sa mère, quittant Pittsburgh et ses deux autres fils, le rejoint. Ils vivront ensemble près de deux décennies, au milieu des chats et d’un capharnaüm d’objets que Warhol, qui fréquente les brocantes et les antiquaires, ne cesse d’acheter et d’accumuler. La cohabitation semblera souvent étrange aux visiteurs de Warhol, d’autant que la mère de Warhol parlait mal anglais et se montrait parfois excentrique, mais elle fut naturelle pour le fils et la mère, qui collaborèrent pour composer plusieurs livres à compte d’auteur. Warhol en distribuait à ses amis ou relations de travail, souvent flattées du cadeau. A cette époque, Warhol s’habillait en dandy, cachant sa calvitie (il perdait ses cheveux) sous une abondante perruque, et fréquentait des bars et clubs branchés, fréquentés par d’élégants jeunes hommes. Warhol, sans pour autant cesser d’être un fils à maman (lui-même l’assumait pleinement) voulait intégrer pleinement ces milieux mais n’y parvint pas. Sa première tentative d’exposition dans une galerie réputée, qui accueillait Pearlstein, portait sur des dessins d’hommes s’embrassant mais il fut refusé, ce qui le vexa. Il rompit d’ailleurs avec Pearlstein, qui défendait le point de vue de la galerie. Puis il parvint à exposer des dessins inspirées de nouvelles de Truman Capote, qu’il vénérait au point presque de le harceler. Mais Capote, qui comme Warhol vivait avec sa mère et cultivait une certaine ambiguïté sexuelle, méprisait Warhol, le prenant pour un dessinateur d’étalage… En fait, Warhol devient de plus en plus réputé et recherché comme publicitaire, au point de devenir riche (en 1960, il s’achète à Manhattan une maison de 4 étages, qu’il transformera en hallucinant bric à brac) mais peine à se faire reconnaître comme artistes, ce qui est pourtant son ambition véritable. La rencontre décisive fut celle d’Emile de Antonio, que Warhol connut via la directrice artistique du magazine « Glamour ». De Antonio (qui devient plus célèbre comme réalisateur de documentaires politiques, était une sorte d’agent artistique qui considérait que la publicité et l’Art étaient deux choses distinctes mais que quelqu’un de doué dans l’un était forcément doué dans l’autre. De Antonio fit travailler Jasper Johns et Rauschenberg, qui à l’époque étaient tous deux fauchés, pour des commandes publicitaires (ces deux artistes ne l’assumant pas, ils le firent sous pseudonyme !) et incita Warhol à libérer toute son imagination. Comme aucun autre avant lui, De Antonio lui prodigua des conseils et l’encouragea.

3. L’avènement du « pop art »

Le génie de Warhol est de faire basculer le dessin publicitaire, magnifiant des objets banals du quotidien, de l’agréable incitatif vers la fascination contemplative, en jouant sur la variation et l’accumulation. Ce faisant Warhol s’inscrit des tendances de l’art américain, marqué par le triomphe l’expressionnisme abstrait. Warhol semble avoir inventé ce qu’on a appelé l’art pop mais l’auteure rappelle que le mouvement est né en Europe, en 1947, dans un tableau d’Eduardo Palozzi, où une pin-up se voit menacée par un pistolet qui fait « pop » dans une bulle de bande dessinée. Warhol utilise lui aussi, en plus de tous les objets de consommation (boîtes de soupe Campell, bouteilles de Coca, paquets de machine à laver, etc.), la bande dessinée (notamment Dick Tracy) mais son but est de le faire en s’effaçant le plus possible de l’œuvre. Tout est là, en surface, reproduit par différents procédés de sérigraphie les plus « mécanistes » possibles. Rien à ressentir, rien à comprendre, tout est à voir : ce que souhaite Warhol, c’est que le spectateur s’abîme dans la contemplation d’une image qui finit par ne plus avoir de sens, par n’être plus que formes et couleurs… A plusieurs reprises l’auteure – Mériam Korichi – développe la fascination de Warhol pour la machine : il voudrait être dépourvu d’intériorité, de pensée et de sentiment, et être simplement une machine à produire. je voudrais être une machine et je me dis que ce que je fais comme une machine, c’est exactement ce que je veux faire. D’ailleurs, quand il peint, pour s’empêcher de pouvoir penser, il s’assourdit de musique à fond, faisant cracher en même temps de la musique classique et du rock des années 60… Les collectionneurs et galeristes sont fascinés par l’étrangeté de l’homme, dont le succès fulgurant ne laisse personne indifférent : soit il est admiré, soit il est détesté et méprisé. Les deux principaux reproches qui lui sont faits sont sa superficialité et sa cupidité. L’auteure souligne avec insistance que ces reproches sont parfaitement fondés : Warhol est totalement fasciné par l’argent (l’auteure raconte que le cadeau qui a le plus ému Warhol fut une poubelle remplie de billets de 1 dollar, qu’on lui vida sur la tête et dont il compta les billets un à un…) et n’a jamais montré aucun signe d’engagement politique. D’ailleurs, les évènements du monde (guerre froide, guerre du Vietnam, etc.) ne sont jamais évoqués. Tout ce qui compte pour Warhol, c’est son œuvre et sa reconnaissance en tant qu’artiste. A partir de 1962, il est immensément célèbre et reconnu comme le chef de file du pop, qui compte aussi Roy Lichtenstein (qui précéda Warhol sur l’utilisation de la BD), Robert Rauschenberg, Jasper Johns et Claes Oldenburg (qui donna lieu à une exposition importante au musée Guggenheim). Ce qui distingue Warhol est sa volonté de creuser la voie de la neutralité radicale et de renoncer à toute gestualité artistique, comme s’il aspirait à devenir en même temps célèbre et anonyme. Warhol a en effet toujours recherché la célébrité et la compagnie des gens célèbres : d’abord, parce que c’est bon pour le business mais aussi par vanité mondaine (c’est plaisant de se dire qu’on connaît les gens dont tout le monde parle et qu’on en fait partie) et par détachement lucide (c’est amusant de voir que tous les gens célèbres sont globalement des gens aussi médiocres que les gens anonymes). Quant à l’anonymat, il l’a obtenu par dilution dans la masse. Warhol se déplace très rarement seul : il est toujours entouré de jeunes gens, souvent exubérants, et se tient un peu en retrait, en observateur attentif mais distant.

4. L’apogée de la Factory

Cette dilution dans la masse culmine à la « Factory ». Ayant mis au point ses procédés de fabrication par sérigraphie, Andy Warhol veut faire entrer l’Art dans la société de consommation et créer, non pas un atelier sur le modèle ancien, mais une usine artistique. Warhol travaillait énormément (ce qui a souvent été négligé) mais il lui fallait des collaborateurs et des employés. Il embaucha notamment Gérard Malanga (qu’il rencontra à une lecture de poésie), qui devint rapidement son premier assistant et le régisseur de la Factory. En janvier 1964, Warhol et Malanga investissent une usine désaffectée d’environ 500m2 et vont la transformer en squat artistique géant, à l’étrange décoration (aménagée par Billy Name, éclairagiste à Broadway et ami d’Andy Warhol) : fenêtres occultées et murs tapissés d’aluminium et de miroirs. Le lieu était ouvert à tous et tout le monde y circulait librement. Tout y était permis : le sexe et la drogue étaient omniprésents. Beaucoup s’y consumèrent, voire s’y détruisirent, dans l’indifférence d’Andy Warhol pour qui tout était permis et rien n’était grave. C’est d’ailleurs à cette époque qu’il peint ses premiers « disaster » et « silver chair », où la chaise électrique est représentée tel un objet comme un autre. Warhol décide aussi en 1965 d’abandonner la peinture pour le cinéma (Hollywood est en plein essor) et enregistre tout ce qu’il peut, toujours avec le même détachement et froideur apparente. Avec le temps, beaucoup en voulurent à Andy Warhol de les avoir incités à se détruire pour son plaisir, notamment Bob Dylan qui se droguait et arrêta de fréquenter la Factory après le suicide d’un ami qui consommait de l’héroïne. Pourtant, d’après l’auteure, Warhol n’encourageait rien : il se tenait juste là, en témoin, et ce sont les personnes présentes qui, pour se faire remarquer du maître, adoptent parfois des comportements délirants. La personnalité étrange d’Andy Warhol, parfois comprise comme un snobisme hautain, suscite la répulsion de plusieurs personnes fréquentant la « factory », notamment Susan Sontag qui, dans un texte consacré à l’esprit « camp » des années 60, omet sciemment d’évoquer Andy Warhol, qu’elle attaque implicitement sans le nommer en faisant valoir que le « camp » est avant tout une façon de trouver son plaisir sans s’embarrasser d’un jugement de valeur. Le « camp » est généreux. Il y a de l’amour dans le « camp », de l’amour de la nature humaine ». Warhol sembla répliquer par un film intituté « Camp » tourné à la Factory, plein d’happenings un peu loufoques. En fait, Warhol cultivait la superficialité et utilisait l’humour pour éviter de sembler trop sérieux ou profond.
Warhol pensait que le cinéma lui réussirait comme la peinture lui avait réussi. Mais ses films, cultivant les mêmes principes d’accumulation et de fixité contemplative, ne sortirent jamais du cercle du cinéma expérimental. Il fut surpris et déçu de l’indifférence d’Hollywood à ses films en plan fixe (une personne endormie, l’empire state building, etc.) ou underground. Il ne gagna jamais d’argent. Son seul succès notable en salle fut « Chelsea girls », un film tourné dans les chambres de l’hôtel Chelsea à New-York, comportant quelques scènes de drogue et de sexe. Les actrices new-yorkaises ayant tourné dans ses films eurent parfois le sentiment d’avoir été exploitées. En fait, ce que révèle l’auteure, c’est que les principales contributions d’Andy Warhol au cinéma US furent de tourner les premiers films pornographiques diffusés en salle (notamment « Blue movie », en 1969, que Warhol avait initialement et simplement intitulé « Fuck ») et de révéler à Hollywood le potentiel du cinéma underground (Warhol aurait aimé qu'Hollywood le contacte pour tourner "Macadam cowboy", un film sur la prostitution masculine à New York).
Curieux de toutes les tendances, Andy Warhol voulut aussi investir la musique et produire un groupe de rock. Il fréquentait Dylan (jusqu'à leur brouille, quand Dylan accusa Warhol de détruire ceux qui l'entouraient) et se rapprocha des Doors (Warhol aurait voulu faire tourner Jim Morrisson) et des Rolling Stones (leur dessinant même une pochette d’album). Puis ce fut l‘aventure du Velvet Underground, que Malanga lui avait suggéré d’aller écouter un soir au Café Bizarre, de Greenwich Village. Warhol les invita à la Factory puis les produisit pour des expériences scéniques d’art « total » mêlant la musique, la danse, le cinéma dans une ambiance psychédélique. Warhol convainquit aussi Lou Reed d’engager Nico, une jeune mannequin allemande qu’il avait fait tourner dans « Chelsea girls », comme chanteuse. L’aventure tourna assez vite court car Lou Reed tenait trop à son indépendance pour accepter la tutelle de Warhol.

5. Une fin en forme de déchéance

De nombreuses personnes qui fréquentaient la Factory n’appréciaient pas Warhol. Certaines, notamment les actrices de ses films qui se sentaient souvent exploitées, finirent même par le détester. Ainsi, Bob Dylan accusa publiquement Andy Warhol (qui considérait ce reproche comme injuste et se sentit trahi) d’avoir détruit Edie Sedgwick, une mannequin dont il était amoureux et qui finit par mourir d’une overdose en 1971. En 1964, une jeune femme tira au pistolet sur des tableaux de Warhol exposés à la Factory mais, en 1968, l’une de ces actrices, Valérie Solanas, une féministe radicale fondatrice du mouvement SCUM promouvant non plus l’émancipation des femmes mais l’éradication des hommes, tira à plusieurs reprises sur Warhol qu’elle accusait de la manipuler et de lui avoir volé le scénario d’un film. Warhol fut très grièvement blessé et ne fut sauvé de justesse qu’après plusieurs opérations. Valérie Solanas fut arrêtée et inculpée d’assassinat mais, dès lors, Warhol devint méfiant de la foule qui fréquentait la Factory, et devint presque paranoïaque à l’idée que tous les « freaks » et dingues de New York rêvaient peut-être de le buter… Pourtant Warhol continua à produire des films, en confiant la réalisation à son assistant Paul Morrissey, notamment pour la trilogie « Flesh », « Heat » et « Trash » puis (avec sans doute une arrière-pensée de vengeance) « Women in revolt », où les féministes – toutes incarnées par des actrices trans (dont le désir de féminité fascinait Warhol) - sont appelées PIG (pour « Politically Involved Girls »). Warhol ne tourna lui-même que « Blue Movie ». En fait, à cette époque, Warhol, qui avait fini par comprendre qu’Hollywood ne lui ouvrirait jamais la porte, veut revenir à la peinture ; en 1966, il avait été très blessé de ne pas avoir été retenu parmi les artistes américains de la biennale de Venise. Au début des années 70, Warhol s’éloigne de tous ses anciens amis et complices de la Factory, y compris Malanga, qui avait commencé à vendre des faux Warhol (Warhol n'y aurait pas accordé d'importance si cela n'avait pas fait chuté sa cote). Warhol alla même jusqu’à faire monter une pièce « Andy Warhol’s pork » caricaturant tous les excès de la Factory… Warhol déménage la Factory dans un nouvel endroit, avec de nouveaux collaborateurs. Traumatisé en apprenant que des amis de la Factory, notamment une trans connue pour son exhibitionnisme trash, étaient venus chez lui pendant son hospitalisation et ont rendu visite à sa mère, il finit par renvoyer celle-ci à Pittsburgh (elle mourut peu de temps après, en 1972 : Warhol n’assista pas à l’enterrement) puis achète une maison cossue, située entre Madison et Park Avenue. Même s’il avait autrefois adoré la compagnie des gens excentriques et étranges, voire des fous, Warhol bascule dans une vie mondaine intense et branchée, où il fréquente plus en plus de personnes « rich and famous », qu’il présente dans un magazine qu’il vient de lancer : « Interviews ». Mais Warhol est détaché de tout, comme si la vie n’était qu’un spectacle. Il se remet à travailler, frénétiquement et méthodiquement, à des portraits, comme une machine à faire de l’argent, ce qu’il avait toujours rêvé d’être. Néanmoins, en même temps qu’il peint des portraits à la chaîne, en s’attirant le mépris des autres artistes qui le regardent comme un "has been", Warhol se met à tenir un journal (il engage comme dactylo une jeune assistante, Pat Hackett, alors étudiante à Columbia University, qu'il appelle chaque matin pour lui raconter sa journée de la veille - Pat Hackett déclara que Warhol était une personne curieuse des gens et respectueuse, et absolument pas une personne hautaine et cynique) et poursuit un travail plus personnel. Dans le contexte des années SIDA (maladie qui l’effraie parce qu’elle décime ses connaissances et amis), Warhol explore sa fascination de la mort. Sur les photographies, il apparaît toujours blafard et très maigre (il fut toujours très mince, voire fluet), comme un spectre tenant souvent un appareil photo, comme s’il n’était présent que pour voir et non pour exister. Dans les années 70 et 80, il peint des séries de crânes (Sculls, dont aucun ne sera exposé aux USA), des ombres (intitulées Shadows) utilisant le contraste entre la couleur noire et le scintillement de la poussière de diamants mais aussi à nouveau des Marylin en deuil (en noir, blanc et gris). Ses dernières oeuvres sont des autoportraits où il se représente comme saisi d’effroi, des séries de polaroïds d’objets éparpillés ou des tableaux de portions de corps, disjointes et désarticulées, des camouflages militaires et des squelettes. Sa toute dernière exposition eut lieu en Italie, où un galeriste de Milan l’avait invité à revisiter « La Cène » de Léonard de Vinci. Jusqu’à sa mort, Andy Warhol ne cessa de produire et ne voulut jamais rien jeter : en fait, pour l'auteure, c’est comme s’il cherchait à ne laisser aucune trace de lui en se noyant jusqu’à disparaître dans une accumulation compulsive d’objets et d’oeuvres. En 1974, lors du dernier déménagement de la Factory, il crée des « time capsules », sorte de boîtes de déménagement marquées du jour où elles sont scellées. L'ampleur de cette obsession accumulative, qui vise à installer le vide autour de lui par un trop-plein matériel, ne sera vraiment découverte qu’après sa mort, en 1987 (très amaigri et en mauvaise santé à cause de l’excès de médicaments et de drogues, Warhol meurt à l'hôpital d’un arrêt cardiaque dans la nuit qui suit son opération de la vésicule), avec l’incroyable amoncellement d’objets entassés dans sa maison. Cette accumulation d'objets et de collections sera la cause d’un affrontement entre ses héritiers. Par testament, Warhol lègue à ses deux frères, John et Paul, et à Fred Hugues, son bras droit et exécuteur testamentaire, la somme de 250 000 dollars chacun tandis que le reste de ses biens doit servir à créer une fondation pour aider les jeunes artistes, dont Fred Hugues est nommé président et John membre du conseil d’administration (avec un salaire de 100 000 dollars/an). Les deux frères Warhola refusent, contestant notamment qu’on leur interdise d’hériter une partie des œuvres de leur frère. Finalement, l’accord des frères Warhola fut acheté par Hugues en leur versant les indemnités (8 millions de dollars !) auxquelles fut condamné, pour négligence grave, l’hôpital qui avait opéré Warhol. Quant à Fred Hugues, il eut rapidement des difficultés à gérer la succession et créer la fondation car il s’avéra qu'il avait considérablement sous-estimé l'héritage, dont la valeur s'éleva au final à près de 300 millions de dollars ! En effet, outre la valeur des œuvres de Warhol, dont la cote explosait sur le marché de l'Art (notamment après la grande rétrospective organisée en 1989), la collection d’objets amassés par Warhol - meubles, peintures du XIX et du XX, montres de luxe, bijoux, pierres précieuses (dont certaines cachées dans des tiroirs à double fond), objets amérindiens, etc. - fut vendue aux enchères et atteignit des sommes très élevées. Le montant de l’héritage provoqua plusieurs batailles et scandales. L’avocat en charge de régler la succession pour Fred Hugues s’arrangea même avec Archibald Gillies, le manager engagé par Fred Hugues pour gérer la Fondation, pour augmenter ses honoraires en évinçant Fred Hugues. Aujourd'hui, la Fondation existe toujours, à mi-chemin entre musée et institution. L’auteure conclut le livre en faisant un parallèle audacieux avec Walt Disney et sur l'obsession du business qui ne quitta jamais Warhol, mais celle-ci fut peut-être un exutoire pour fuir une incapacité à entrer réellement en contact avec des gens, y compris des gens qu'il aime comme Jon Gould, que Warhol avait rencontré en 1981. Il écrivit dans son journal : J’ai décidé que je devais tomber amoureux, mais c’est trop dur. On pense à la personne constamment et c’est juste une illusion, ce n’est pas vrai et ça devient tellement compliqué. Il faut voir la personne tout le temps, ça devient un travail comme tout le reste, alors je ne sais pas. Mais Jon est la personne parfaite pour tomber amoureux, il a sa carrière et je peux développer des idées de films avec lui. (...) Alors mes sentiments pour lui sont bons pour le business.