Visions volées
de Rachel Leclerc

critiqué par Libris québécis, le 18 janvier 2005
(Montréal - 82 ans)


La note:  étoiles
De Franz Kafka à Rachel Leclerc
Rachel Leclerc n’est pas Kafka, mais, comme lui, elle sait entraîner son héros dans un labyrinthe qui l’oblige à devenir autre comme le Grégoire Samsa de La Mémorphose. Pour bien montrer que l’un pourrait être le jumeau de l’autre, elle lui donne même le prénom de cet auteur tchèque, en plus de l’emmener sur le pont Charles devant le célèbre château de Prague pour y mendier. La métamorphose est parfaite pour que le lecteur reconnaisse ce frère également désespéré devant l’absurdité de la vie.

Ce Frank est bien sûr un Québécois, venu s’installer à Montréal afin de se donner une meilleure vision du monde auquel réfère le titre. Ce n’est pas en restant sur la ferme de ses parents qu’il pouvait acquérir un vécu riche d’expériences humaines. Fils d’un orphelin, il est attiré par les autres d’autant plus qu’il possède le don de voir leur destinée. Finalement, il découvre plutôt la fragilité d’autrui. Les passants qu’ils observent et les locataires qui habitent dans son immeuble sont autant d’individus malmenés par l’existence. Le long préambule, un peu flou, s’attache aux premiers contacts du héros avec les représentants de la vie urbaine.

Le roman prend son envol quand Erika apparaît dans le décor. C’est une Tchèque à la recherche de son frère, qui serait venu à Montréal pour acheter des tableaux. Son âme de sauveur l’amène à s’occuper de cette jeune femme qu’il conduit dans les Laurentides afin de le retrouver. Cet attachement ne le paie pas de retour. Erika retourne en Tchécoslovaquie sans un au-revoir. Dépité, Frank quitte Montréal pour la rejoindre. Mais c’est en vain. Après avoir perdu le sac qui contenait son argent et son passeport, il rencontre en chemin une femme sourde aussi démunie que lui et Fabio, son enfant de six ans. Les trois réduits à la mendicité dévolue à la clochardisation connaissent l’enfer de la faim. C’est alors que Frank met à profit son don de clairvoyance qui leur permet de vivre un peu mieux. Cette expérience de la pauvreté ne va pas de paire avec la santé. La fatalité conduit Frank sur les côtes de la Normandie, où il tente de mener une vie normale avec Fabio après le décès de sa mère.

Cette histoire semble couler comme une eau claire, mais les méandres qui l’encadrent ne sont pas commodes pour le lecteur pressé. Il s’agit d’un héros sensible à la douleur d’autrui. Une sensibilité qui le conduira à partager leur sort au point de vivre lui-même leurs situations de détresse. Frank a voulu fuir la solitude de sa campagne pour s’ouvrir au monde. Sa quête lui a révélé la déréliction à laquelle est soumise l’humanité. «Pour ceux qui assistent de loin aux massacres, la roue tourne si vite et les belligérants changent si souvent de nom que tout finit par se confondre et se figer dans un vaste Ailleurs mythique» alors que la déchéance s’étale à notre porte. Le héros a vécu l’expérience d’être « une intuition dans une mer d’obstacles » un peu à la manière des héros de Paul Auster dans Moon Palace ou des héroïnes de Lise Demers dans Gueusaille.

L’écriture connaît parfois certaines lourdeurs, mais l’ensemble reste très poétique. Le plus intéressant, c’est de pouvoir suivre les règles suivies par l’auteur alors qu’elle chapeaute son œuvre. C’est original de glisser mine de rien les outils commandés par l’art d’écrire.
Écrire pour écrire 4 étoiles

Encensé par la critique, ce roman est en lisse pour le prix des libraires du Québec, et pourtant, c’est un ouvrage des plus hermétiques. Oh, que la tentation d’abandonner fût grande !

L’écriture de Rachel Leclerc est très soignée et envoûtante, mais après avoir englouti plusieurs chapitres, j’avais l’impression de n’avoir rien lu. Car voilà la lacune principale ; l’histoire, un amalgame confus et décousu de tableaux nous présentant un déluge de personnages artificiels. Quelques scènes de style polar, beaucoup de vagabondage, le tout dans une mélasse pseudo-surnaturelle. Rien qui se tient et qui pourrait ressembler à un récit.

Pour une écrivain qui est avant tout poète, le manque de sensibilité est plutôt étonnant. Même lorsque que le protagoniste principal s’occupe d’un enfant itinérant, l’émotion ne passe pas. Un peu comme dans les visions de Frank, on effleure la vie de ces personnages sans jamais les connaître vraiment. De plus, ils disparaissent après quelques pages.

Un bel exercice de littérature avec des phrases bien tournées qui réussissent parfois à dissimuler l’insuffisance d’une imagination anémique.

Aaro-Benjamin G. - Montréal - 55 ans - 22 février 2005