Est-ce qu’on peut encore écrire comme Villon ou Baudelaire aujourd’hui ?
Ces deux avant-gardistes mépriseraient peut-être cette attitude ; Baudelaire en particulier, pour qui « trouver du nouveau » était une obsession avouée.
William Cliff, lui, s’en fout. Il écrit comme il sent, et ose revendiquer cette filiation spirituelle en reprenant par exemple des formes de balades empruntées directement à Villon.
D’ailleurs, cette forme classique, Cliff s’en joue et la détourne au coin d’un vers au rythme inattendu, un peu comme Stravinski le fait avec la musique classique.
Il y a quelques années, quand notre chaîne TV de service public osait encore proposer une émission littéraire improbable où on discutait en profondeur d’auteurs intéressants, mais survivant en dehors du circuit « best seller », la présentatrice avait invité Cliff à lire des extraits de ses œuvres face à la caméra. Pour moi, ce fut un coup de foudre d’entendre ce grand bonhomme dégingandé, à la voix et au physique marqué par les alea de la vie, lire d’une voix rauque, presque monocorde, ne s’arrêtant que pour reprendre son souffle, des lignes d’une force et d’une beauté exceptionnelles. Depuis, je ne lis plus la poésie de la même manière : je n’ai plus cette tendance machinale à poser ma voix en fin de vers, je respecte scrupuleusement la ponctuation.
Parfois, comme dans ce volume, Cliff omet pratiquement toute ponctuation, alors la lecture commence comme une longue litanie, et le rythme s’installe de lui-même, en partie d’après le sens du texte, en partie d’après les exigences de la respiration. Alors, comme par magie, toutes les contingences formelles s’effacent pour laisser place au sens et à la force du texte.
Et quels textes ! Cliff, comme les deux maîtres mentionnés plus haut, est un « poète maudit ». Ce qui pour moi signifie qu’il ne peut, ou ne veut s’intégrer à la société telle qu’elle est. Il y a probablement une bonne part de choix, dans cette attitude : pour bien étudier un sujet, il faut adopter une position d’observateur externe, et le sujet de Cliff, c’est la société humaine. Il y a une part de caractère aussi : pour écrire, certains doivent souffrir, ou en tout cas, vivre des expériences fortes. Et aussi, l’écriture est tellement impérative que toute autre occupation alimentaire en devient insupportable.
Vivre dans des taudis (dans l’émission dont je vous parlais, on voyait aussi une séquence filmée chez Cliff), crever la dalle, mais vivre pour l’écriture, tel est son destin.
Et son credo, à mon avis, on le trouve dans « Le Voyage » de Baudelaire, ce magnifique texte qui conclut les « Fleurs du Mal ».
En effet, Cliff a voyagé, a erré dans tous les sens du terme. Il a fait son baluchon et s’est embarqué sur des navires rouillés, s’est retrouvé en Chine, en Amérique du Sud, en Sibérie, en Europe de l’est. Il s’est assis sur des places pour regarder jouer des enfants, est entré dans des églises, à suivi des gens dans la rue, s’est assis sur des bancs face à la mer, et partout, s’est laissé imprégner par la tragi-comédie humaine, a absorbé sa dose de mélancolie et d’absurdité.
Je dirais qu’après avoir lu Cliff, on ne peut plus voyager et regarder les gens exactement de la même manière.
Dans ce recueil, « l’Etat Belge », on trouve deux parties, la première consacrée à ses errances dans son pays natal, la deuxième à des voyages plus lointains. Il y a certainement une intention derrière cette association de textes et ce choix de titre à double sens. Serait-ce que le monde, comme la Belgique, comme Cliff, sont faits d’un assemblage surréaliste de contradictions, toujours sur le point d’éclater, toujours se fourvoyant dans de faux combats, toujours avançant à l’aveugle dans une vaine quête d’humanité, toujours sauvant la mise in extremis par un trait d’humour ou une larme de compassion?
quand on a tant marché dans la crasse
qu’on en est tout imprégné de misère
et senti l’eau d’une sale rivière
nous pénétrer de ses senteurs tenaces
quand on a vu tous ces gens qui s’entassent
en longs troupeaux pour obtenir du pain
et qui ont traîné traîné du matin
jusqu’au soir une existence sans grâce
quand on a tourné tourné dans la ville
regardant bien ou l’on posait le pied
dans une voirie toute dégradée
par l’incurie d’un régime débile
soudain voilà une rue écartée
dont les maisons repeintes chaque année
font un îlot de beauté souriante
partout des fleurs des arbres dont les branches
sereinement murmurent dans le vent
têtes couvertes d’un foulard les vieilles
assises sur leur seuil tendent l’oreille
à ce qui chante en elles doucement
…
(extrait de « Kharkov »)
Zaphod - Namur - 61 ans - 7 janvier 2006 |