La force des choses
de Simone de Beauvoir

critiqué par Saint-Germain-des-Prés, le 7 avril 2005
(Liernu - 56 ans)


La note:  étoiles
Grandeur et déclin
Voici le troisième volet des mémoires de Simone de Beauvoir, qui s’ouvre sur le Paris de la Libération. Au risque de me répéter, j’insiste encore sur la richesse de ces mémoires qui évoquent tout à la fois la vie privée de Simone, les contextes politique et culturel de l’époque, l’évolution littéraire de Sartre et de Simone ainsi que leur propre parcours politique. Bref, ça foisonne de renseignements.

Sur le plan politique, la guerre d’Algérie fait rage. Sartre et Beauvoir sont parmi les rares personnages publics qui, dès le début, dénonceront les exactions commises par les Français. A de nombreuses reprises, Simone exprime cette ambiguïté : fière hier de son pays, elle en a maintenant honte, honte d’être française et assimilée à la ligne politique de son pays.

Après la guerre, Simone et Sartre, ensemble ou séparément, passent une grande partie de leur temps à voyager, avides de rencontres et de paysages. Sartre rencontre M., avec laquelle il aura une liaison de plusieurs années. Quant à Simone, elle entame une relation avec Nelson Algren, bel américain, écrivain lui aussi et amoureux de Simone au point de lui demander de quitter la France pour vivre avec lui aux Etats-Unis. Mais quitter la France, c’est quitter Sartre, c’est quitter toutes ses références... Et elle refuse, la mort dans l’âme. Nelson n’accepte plus cette fidélité à Sartre qu’il juge outrancière et a besoin d’une compagne de tous les jours : il rompt avec Simone et se remarie avec son ex-femme (second mariage qui suivra le même chemin que le premier...). Simone, bien consciente d’être passée à côté d’un grand amour, n’est pas du style à pleurer longtemps sur son sort. Même si cette rupture restera à jamais douloureuse pour elle, elle fait face, se ressaisit et garde la tête haute. Aujourd’hui, on dirait : elle assume !
Quelques temps après commence sa relation avec Claude Lanzmann, supplantée par les mêmes exigences : « Nous savions cependant qu’il y avait entre nous dix-sept années de différence : elles ne nous effrayèrent pas. Quant à moi, j’avais besoin de distance pour engager mon coeur car il n’était pas question de doubler mon entente avec Sartre. Algren appartenait à un autre continent, Lanzmann à une autre génération : c’était aussi un dépaysement et qui équilibrait nos rapports. » Il est donc évident que lien intellectuel et affectif avec Sartre aura toujours la primauté.

Mais Simone commence à vieillir, elle le sent (bye-bye les longues marches aventureuses dans la nature), elle le voit dans son miroir. De très belles réflexions émaillent le texte, telles que celle-ci : « Signe de vieillesse : l’angoisse de tous les départs, de toutes les séparations. Et la tristesse de tous les souvenirs parce que je les sens condamnés à mort. » A l’occasion de sa rupture avec Lanzmann : « Quand je l’avais connu, je n’étais pas mûre encore pour la vieillesse : il m’en cacha les approches. Maintenant je la trouvai déjà installée en moi. Il me restait la force de la détester, mais je n’avais plus celle de m’en désespérer. »

Les dernières pages sont superbes. Elles traitent aussi de sa vieillesse (toute relative, elle n’a quand même que 55 ans !) et sont l’occasion d’une réflexion profonde sur l’existence. Notamment, et je terminerai là-dessus, le moment où elle évoque les enfants sous-alimentés de Calcutta. « Là seulement je frôle l’infini : c’est l’absence de tout, et elle est consciente. Ils mourront et rien d’autre n’aura été. Le néant m’effraie moins que l’absolu du malheur. »
Un engagement intéressant mais quasi-sectaire 6 étoiles

Simone de Beauvoir livre son expérience de son engagement actif dans le féminisme et l'humanisme de l'ultra-gauche, en compagnie de Sartre, qu'elle accompagne dans ses déplacements, à Cuba et au Brésil, notamment, afin d'accompagner les luttes sociales en présence, de se confronter aux inégalités bien plus fortes encore qu'en France. Les deux intellectuels en couple libre échangent de manière croisée sur leurs projets d'écriture et de publication, sans concession et avec complicité. Cela présente un grand intérêt, comme le fond de leurs engagement. Il reste toutefois navrant, voire choquant, que ces deux philosophes montrent tant d'appréhension envers celles et ceux qui ne partagent pas leurs opinions, attitude qui tend souvent à une forme de sectarisme. Il est vrai qu'ils se placent au temps de la guerre froide et des heures de gloire du Parti communiste français (PCF) dont ils sont proches, mais cela laisse songeur. Le livre reste toutefois porteur d'intérêt.

Veneziano - Paris - 47 ans - 5 janvier 2019