Patrick, trentenaire, est croupier de casino dans une station balnéaire. Il vit seul à Caen dans un appartement de quarante-cinq mètres carrés quasiment vides : « J'y habite depuis quatre ans maintenant. C'est à peine si je suis installé. Je dors sur un matelas posé à même le sol dans la chambre. Le reste du mobilier consiste en une armoire-penderie en plastique à glissière, une table, deux chaises et quelques appareils électroménagers usuels. Ça suffit. À quoi bon posséder plus, si je dois partir. »
Pourquoi l’appartement est-il presque vide ? Tout simplement parce que Patrick se trouve en attente : il souhaite en effet partir. Où, quand ? Il ne sait pas. En attendant ce fameux départ, il se prépare : un voyage ne s’improvise pas. Il s'interroge sérieusement sur le choix des choses à emporter. Il commence par acheter une valise : « J'ai opté pour une valise en dur, en polypropylène injecté. […] Ma valise a tout de suite apporté un supplément, une touche de couleur et un air de départ. Sa présence dans la chambre, au pied du mur, fait plaisir, réconforte. Ce n'est pas encore le billet d'avion, mais on s'en rapproche. » Puis il achète un livre (un roman de Laclavetine à lire pendant le voyage), un couteau de survie, des tongs, un bermuda, des lunettes de soleil... Il fréquente les agences de voyage et collectionne leurs prospectus, se plonge dans un vieil atlas qu'il possédait, pourtant dépassé.
Il se fait injecter tous les vaccins de la terre pour être immunisé dans toutes les parties du globe où on risque de voyager. Mais quelle sera sa destination ? Aucune ne s’impose ! En attendant de se décider, il savoure des plats exotiques dans un restaurant chinois, voit de temps à autre sa maîtresse thaïlandaise (n’est-elle pas déjà une invitation au voyage ?), fait un peu de natation, engrange sur un compte bloqué et rémunéré l'essentiel de ce qu'il gagne, afin de pouvoir quitter son boulot et de se lancer dans le fameux voyage. Il fait une liste de tout ce qu’on doit préparer pour voyager. Mais les années passent, il continue à travailler, et vieillit tout en restant jeune. Il n’est ni heureux ni malheureux, son appartement est toujours aussi vide, il attend, espérant qu’un jour… Comme le Frédéric Moreau de Flaubert, il ne se sera rien passé dans sa vie…
Patrick, c’est toi, c’est moi, c’est le voisin, c’est Monsieur Tout le monde, c’est nous, qui vivons dans le provisoire, qui attendons le grand départ (la mort ?), devenus totalement sédentaires. Rêveurs de nomadisme, le goût et le désir de mettre les voiles nous tenaillent. Le lecteur se pose la question : partira, partira pas ? Toujours sur le départ, mais sans jamais partir. Un velléitaire, en somme. Un antihéros, un homme ordinaire, sans passion (il aime pourtant les femmes, mais surtout voyager sur leur corps dont il détaille les parties les plus intimes avec une minutie de géographe explorateur, de géomètre et de goûteur), sans amis (si : son voisin, qui passe son temps à boire). Autour de lui, le monde change, évolue : on se marie, on fait des enfants (même sa maîtresse thaïlandaise en fait un), on boit, on vit, on vieillit. Patrick, qui a préparé longtemps à l’avance sa lettre de démission (en laissant en blanc la ligne réservée à la date), pour pouvoir enfin larguer les amarres terrestres, reste identique à lui-même. Il est « en partance, comme on est de passage. »
Beaucoup d’humour, d’espièglerie, de cynisme, de cruauté, d’ironie, de voyeurisme (dans les ébats sexuels qui auraient choqué naguère), de dérision, d’autodérision (il n’oublie pas, tous les cinq ans, le rappel de tous les vaccins possibles et imaginables) : on rit un peu jaune, mais enfin on rit ! Patrick nous livre en quelque sorte son journal de bord, de quelqu’un qui voudrait bouger, mais reste immobile.
Un roman existentiel, une sorte de nausée contemporaine, en plus rigolo que celle de Sartre. La certitude de partir est là, mais reste un peu floue, comme si l’essentiel était dans le non-agir, dans le fait de savoir qu’un jour, on peut éventuellement tout quitter, éventualité qui suffit à empêcher qu'on parte. Un voyage immobile, en somme. Qui pourrait être un développement du « Je hais les voyages et les explorateurs » de Lévi-Strauss. Puisque de toute façon, on n'explore en fin de compte que soi-même...
Une métaphore de notre civilisation actuelle ? On croit voyager, on se déplace seulement (que sait-on de l'Atlantique quand on a pris l'avion pour aller à New York, ou de l'Asie quand on l'a survolée pour aller en Australie ?), on traverse (que voit-on des fenêtres d'un TGV ?), on ne sent rien, on ne voit rien, on ne touche rien, on ne goûte rien (ah ! l’insipidité de ces repas d’avion !)... Et, avec la télévision qui nous livre le monde à domicile, a-t-on encore besoin de bouger ? Le travail nous mobilise pendant des années, ensuite n'est-il pas trop tard ? Cette frénésie de "voyages" qui hante nos retraités a-t-elle une signification ?
Je me retrouve beaucoup dans ce personnage, sorte de Don Quichotte ou de Roquentin du XXIème siècle...
Cyclo - Bordeaux - 79 ans - 27 juin 2013 |