Poèmes: Du mouvement et de l'immobilité de Douve ; Hier régnant désert ; Pierre écrite ; Dans le leurre du seuil de Yves Bonnefoy
Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie
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Magnifique présence!
Ah ! Que n’ai-je pas ressenti en ne voyant pas une seule critique de l’œuvre poétique d’Yves Bonnefoy sur CL !
Bien que loin des accents romantiques et des proclamations ostentatoires, c’est pour cette raison-ci que j’ai décidé d’écrire moi-même un (pâle) avant-goût de ce que peut vous réserver cette œuvre. Le recueil ici présent – le meilleur pour débuter, et selon moi le meilleur tout court – contient les 4 premiers recueils poétiques de Bonnefoy (publiés entre 1953 et 1975), ainsi que son tout premier poème publié (« Anti-Platon ») et un petit poème magnifique nommé « Dévotion ».
Je vais d’abord vous faire goûter les titres de chacun des recueils, qui parleront à ma place : « Du mouvement et de l’immobilité de Douve », « Hier régnant désert », « Pierre écrite » et enfin le chef-d’œuvre, « Dans le leurre du seuil ». La poésie de Bonnefoy est une poésie de la « présence », comme l’écrit Jean Starobinski dans sa préface somptueuse (une trentaine de pages où aucun mot n’est fortuit), cherchant à ramener la poésie dans l’espace de la vie réelle, loin de ses errements passés dans l’Azur (témoin Mallarmé) ou l’Idéal. Oublier l’être qui va mourir, ne pas chérir sa présence pendant qu’il en est encore temps, c’est l’erreur des surréalistes, entre autres. La grande leçon de Baudelaire, que Bonnefoy admire par-dessus tout (il faut voir certaines de ses études critiques, difficiles mais passionnantes), c’est justement ce retour vers le « sensible » (bien que ce mot puisse vouloir dire tout et n’importe quoi), le retour vers les hommes, vers cette servante qui est morte et dont Baudelaire regrette de ne pas lui avoir montré son amour (cf. « La servant au grand cœur dont vous étiez jalouse », in « Les Fleurs du Mal »).
Bonnefoy, tiraillé entre l’espace de l’Idée, du concept, et celui de la présence, des hommes, va établir sa poésie dans un entre-deux, où les mouvements ne seront pas exclus, et c’est justement là l’intérêt. Rien n’est installé définitivement, tout est en suspend, en combat, dans l’indécision permanente. Ainsi la présence restituée à la fin de « Pierre écrite » est immédiatement mise à mal dans le tout début de « Dans le leurre du Seuil » par un « Mais non… » surprenant.
L’expression de cet espace poétique est très personnelle : certains poèmes sont en prose, d’autres montrant une tension vers la forme classique (alexandrins et quatrains) qui n’est jamais pleinement incarnée par le poète. Un habile jeu des sonorités, et le thème récurrent de la présence décliné en plusieurs formes (par exemple, on a souvent une série de plusieurs poèmes qui s’achèvent par l’accomplissement de cette présence, ou encore d’immenses poèmes comme « Dans le leurre du seuil ») font de cette poésie une beauté douce et pénétrante, qui pour ma part me plonge dans une profonde tranquillité, quasi-méditative.
Voici un extrait pour que vous puissiez de vous-même juger (tiré de « Théâtre » dans « Du mouvement… ») :
L’été vieillissant te gerçait d’un plaisir monotone, nous méprisions l’ivresse imparfaite de vivre.
« Plutôt le lierre, disais-tu, l’attachement du lierre aux pierres de sa nuit : présence sans issue, visage sans racine.
« Dernière vitre heureuse que l’ongle solaire déchire, plutôt dans la montagne ce village où mourir.
« Plutôt ce vent… »
Les éditions
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Poèmes [Texte imprimé], Du Mouvement et de l'immobilité de Douve, Hier régnant désert, Pierre écrite, Dans le leurre du seuil Yves Bonnefoy préface de Jean Starobinski
de Bonnefoy, Yves Starobinski, Jean (Autre)
Gallimard / Collection Poésie (Paris. 1966).
ISBN : 9782070322213 ; 10,40 € ; 31/12/1998 ; 345 p. ; Poche
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Un recueil magistral et essentiel
Critique de Eric Eliès (, Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans) - 27 novembre 2016
Il y a qu’une épée était engagée
Dans la masse de pierre.
La garde était rouillée, l’antique fer
Avait rougi le flanc de la pierre grise.
Et tu savais qu’il te fallait saisir
A deux mains tant d’absence, et arracher
A sa gangue de nuit la flamme obscure.
Des mots étaient gravés dans le sang de la pierre,
Ils disaient ce chemin, connaître puis mourir
Entre dans le ravin d’absence, éloigne-toi,
C’est ici en pierrailles qu’est le port.
Un chant d’oiseau
Te le désignera sur la nouvelle rive.
***
L’oiseau qui s’est dépris d’être Phénix
Demeure seul dans l’arbre pour mourir.
Il s’est enveloppé de la nuit de blessure,
Il ne sent pas l’épée qui pénètre son cœur.
Comme l’huile a vieilli et noirci dans les lampes,
Comme tant de chemins que nous étions, perdus,
Il fait un lent retour à la matière d’arbre.
Il sera bien un jour,
Il saura bien un jour être la bête morte
L’absence au col tranché que dévore le sang.
Il tombera dans l’herbe, ayant trouvé
Dans l’herbe le profond de toute vérité,
Le goût du sang battra de vagues son rivage.
En ce sens, comme l’explique parfaitement la remarquable préface de Jean Starobinski, ce recueil est une mise en question de la parole poétique et une clef de compréhension essentielle des enjeux et contraintes de la poésie contemporaine, menacée de solipsisme et confrontée à une époque dont le matérialisme frénétique l’ignore et/ou la renie. La poésie d’Yves Bonnefoy est exigeante et d’une rigueur solennelle ; elle ne cherche pas à être un divertissement dans notre quotidien prosaïque ni à susciter le beau ou le rêve car il n’y a pas d’ailleurs et nul seuil (sauf imaginaire) ne s'ouvre vers un lieu hors du monde. Cette poésie s’apparente à une quête existentielle de vérité et convoite la plénitude d’être dans le monde réel, qui nous est masqué par le voile des mots dont la charge conceptuelle s’interpose entre le monde et nous. A ce titre, la poésie d’Yves Bonnefoy est l’expression d’un rapport au monde intime et personnel (notamment dans le poème « Dévotion ») qui renoue avec la déréliction baudelairienne (d’où ce sentiment d’abandon et de nostalgie poignante qui étreint toute l’œuvre) et fait écho au constat rimbaldien « nous ne sommes pas au monde » ; néanmoins, elle est aussi portée par un élan vital tissé d’amour pour le monde et pour autrui, qui se concrétise dans le consentement au monde plusieurs fois répétés dans la partie finale de « Dans le leurre du seuil », dont chaque strophe commence par « oui » (j’ai eu la chance d’échanger pendant une dizaine d’années des lettres et des mails avec Yves Bonnefoy et, une fois en 2006, de le rencontrer longuement dans son appartement de la rue Lépic : sa sincérité généreuse et son intelligence aimante étaient évidentes dès le premier regard).
Il me semble, ce soir,
Que le ciel étoilé, s’élargissant,
Se rapproche de nous ; et que la nuit,
Derrière tant de feux, est moins obscure.
Et le feuillage aussi brille sous le feuillage,
Le vert, et l’orangé des fruits mûrs, s’est accru,
Lampe d’un ange proche ; un battement
De lumière cachée prend l’arbre universel.
Il me semble, ce soir
Que nous sommes entrés dans le jardin, dont l’ange
A refermé les portes sans retour
***
O de ton aile de terre et d’ombre éveille nous,
Ange vaste comme la terre, et porte-nous
Ici, au même endroit de la terre mortelle,
Pour un commencement. Les fruits anciens
Soient notre faim et notre soif enfin calmées.
Le feu soit notre feu. Et l’attente se change
En ce proche destin, cette heure, ce séjour. (…)
Le monde réel, pourtant si proche, nous est inaccessible et alimente un désir que la poésie cherche, non seulement à connaître et à nommer, mais à exaucer. Dans le silence entre les mots, dans l’évocation de l’ombre portée de notre mort ou dans la lumière rasante d’une lampe qui révèle des nuances invisibles dans l’éclat du jour, elle élabore des signes et des images qui parviennent à surmonter le piège du concept et à dire, ici et maintenant, la réalité de notre présence au monde, où nous sommes comme en exil jusqu’à notre mort inéluctable qui donne à chaque instant de notre vie une valeur infinie parce qu’il ne reviendra plus.
Je crie. Regarde. / Le signe est devenu le lieu. / Sous le porche de foudre / Fendu / Nous sommes et ne sommes pas. / … / Oui, toutes choses simples / Rétablies / Ici et là, sur leurs / Piliers de feu. / Vivre sans origine, / Oui, maintenant, / Passer la main criblée / De lueurs vides. / Et tout attachement / Une fumée / Mais vibrant clair, comme un / Airain qui sonne.
Pour moi, Yves Bonnefoy est un des plus grands poètes du siècle, voire l'un des plus grands de tous les temps, capable également d’une réflexion profonde sur notre finitude et sur notre rapport au monde et au temps. Sa disparition récente n’a globalement suscité que quelques hommages et des rubriques nécrologiques plus ou moins brèves mais son œuvre, qui n’a pas reçu toutes les distinctions qu’elle méritait (je pense notamment au Nobel), s’inscrira dans l’histoire littéraire à l’égal de celle de Baudelaire, de Rimbaud et de Mallarmé.
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Douve | 1 | Eric Eliès | 22 janvier 2017 @ 11:07 |