La Douane de mer
de Jean d' Ormesson

critiqué par Veneziano, le 2 août 2005
(Paris - 47 ans)


La note:  étoiles
Toi aussi, Esprit, apprend la vie, et en détails !
L'auteur s'est fait plaisir, autant que le lecteur, de cette fort agréable promenade érudite, ou plutôt ce butinage à propension encyclopédique mais un peu désordonné, sur ce que peut être la vie des Hommes.
Le personnage principal, O - O comme Ormesson - meurt dès la première page, à la Douane de mer, à Venise, dans les bras de son épouse révérée, Marie, connue sous son parapluie, un jour de pluie, rue du Dragon, à Saint-Germain-des-Prés, à Paris. A sa mort, il survole la Douane de Mer, et rencontre un Esprit, dénommé A, venu d'un autre monde, Urql. Ce dernier lui fait part de sa mission consistant à écrire un rapport sur les autres mondes qu'il pourrait éventuellement rencontrer.
Et c'est là que commence une longue conversation ininterrompue de trois jours. L'Esprit a du mal à concevoir ce que peut être la vie, un homme, et la distinction entre femmes et hommes, ce qui donne lieu à des quiproquos verbaux, dignes des dialogues qu'on peut entretenir avec des enfants en bas âge, mais sous une forme littéraire.
A partir de là, commence une série d'évocations très détaillées, qu'il serait délicat, autant que fastidieux d'énumérer. Il y a tout de même des sujets récurrents qui dévoilent les préférences de l'auteur en matière de références culturelles, comme Venise, Rome, Chateaubriand, Madame Récamier - à qui il a consacré Mon dernier rêve sera pour vous - , la lignée des Papes dénommés Clément, l'origine du monde, le Big Bang, les algues primitives, sa rencontre amoureuse et sa vie avec Marie. La dernière grande évocation est celle de la relation entre George Sand et Alfred de Musset.

Cet ouvrage pourrait paraître comme le fruit d'une facilité d'écriture, dans laquelle l'auteur, éminent Membre de l'Académie française, aurait jeté en vrac ses connaissances les plus précises, afin de clouer le bec à de sots lecteurs. Mais, fort heureusement, il réchappe à ce travers qu'on pourrait craindre. Ce qui fait "sauve" et fait la force de ce livre est la capacité d'auto-dérision de l'auteur, la même qu'il utilise dans les médias, un peu à l'instar d'Arielle Dombasle. L'Esprit A le rabroue et le rappelle à l'ordre, en fustigeant des digressions, son pédantisme et son snobisme intellectuel, qui ne cacheraient pas des capacités intellectuelles médiocres, ce qui revient donc souvent. Certes, l'exercice est un peu limité, puisque cet esprit se contente tout de même de cette seule rencontre pour bâtir son rapport, alors que, paradoxalement, il ne sait trop comment s'y prendre. Il m'aurait semblé qu'un esprit rationnel aurait cherché à accumuler les témoignages, pour dégager plus facilement l'essentiel et la variété humaine. C'est preuve que l'auteur s'aime bien ; par chance, nous aussi, sinon ce serait indigeste. Ce qui rend le récit agréable, malgré de sempiternelles énumérations, c'est ce style léger, fluide, et cet esprit de butinage, qui fait passer la conversation d'un sujet à un autre : on est un peu au salon de thé.

Deux extraits peuvent servir de conclusions utiles pour le rapport : le fait qu'O finisse par définir la vie comme une maladie mortelle sexuellement transmissible, qui se déclenche dès la naissance, et la remarque légèrement désabusée de A, à la fin de la deuxième journée : "N'est ce pas toujours la même chose ? Je commence à comprendre comment cela fonctionne. Le monde est gonflé d'importance et de complication. Et il est bête comme chou. Ca monte, ça se développe, ça dégringole, ça s'en va. Et ça se suit pendant des siècles, comme à la queue leu leu (...)".

Je me permets de finir par une note personnelle, qui explique, de manière subjective aussi, pourquoi j'ai apprécié ce livre. Je l'avais découvert sur la table de nuit de quelqu'un que j'aimais beaucoup, et qui est parti il y a quelques mois. J'avais commencé à en lire une trentaine de page, et j'avais été séduit. Ce n'est qu'après cette disparition que je me suis enfin convaincu à le lire in extenso. Outre cette forme d'hommage évidente, je me suis interrogé sur ce qu'aurait pu faire cette personne et la manière dont elle aurait présenté le monde. La connaissant très bien, j'en ai des éléments de réponse précis. De plus, ce personnage adorait Venise, et il ne fait pas de doute qu'il aurait fait un tour dans les alentours de la Douane de mer. Vous pouvez comprendre mieux le climat dans lequel j'ai abordé cette lecture.

Aussi ai-je beaucoup hésité, avant de mettre une note, finalement 4 sur 5 : je me suis finalement convaincu qu'il fallait mettre son histoire de côté et tenter d'apprécier l'oeuvre de manière objective. Sinon la note eût été de 4,5. Voilà, vous avez l'essentiel, me semble-t-il pour vous faire une idée, cette parenthèse personnelle m'apparaissant utile pour ce faire, tout cela pour éviter le parti pris d'emblée.
"Nous savons presque tout. Sauf l'essentiel (...)" 10 étoiles

C'est cette idée là, véhiculée tout au long du roman, qui est prépondérante.
L'entreprise de A. est vaine, puisque le monde reste une énigme pour l'homme lui-même.
Il ne pourra qu'en saisir des bribes, par l'intermédiaire limité d'une personne et une seule, à une époque donnée, dans un lieu donné.
A. ne peut récupérer que ce que O. a à lui transmettre, c'est à dire pas grand chose dans l'histoire de l'humanité tout entière.
"Je t'avais prévenu, dès le début, c'est à dire ma fin, que je ne savais rien sur presque tout."
J'ai trouvé d'autre part que Jean D'Ormesson avait évité les litanies encyclopédiques justement, en faveur d'anecdotes, qu'elles soient personnelles ou non (A. apprend le nom par coeur des innombrables maîtresses de Chateaubriand!).
On pourrait lui reprocher d'avoir trouvé un habile subterfuge pour étaler son savoir (immense comme chacun sait) mais il n'en est rien, tant les thèmes abordés se glissent au gré de cette longue conversation de manière naturelle et aléatoire, sans qu'à aucun moment le style ne devienne pompeux et que l'auteur ne se départisse de son légendaire humour....

Sissi - Besançon - 54 ans - 29 novembre 2010