Bernard Ollivier par Agnès Figueras-Lenattier, le 1 mai 2015
Comment vous est venue l'idée de marcher jusqu'à Saint-Jacques de Compostelle?
A soixante ans, j'ai décidé d'arrêter le journalisme, mais je n'avais aucun projet. Et puis une période très difficile m'est revenue à l'esprit. En effet, à cinquante ans j'ai perdu ma femme, ma mère, et mon boulot en six semaines. J'ai tenu le coup parce que mes enfants entraient à l'Université et qu'il fallait absolument que je m'en occupe. Or à soixante ans la pression est tombée, et j'ai fait une grosse dépression. Au point de faire une tentative de suicide qui a échoué. J'ai alors pensé six jours après ma retraite à m'en sortir par un autre moyen à savoir la fuite. J'avais besoin de trois mois pour décider si je voulais continuer à vivre. Je suis donc parti sac au dos, et l'effet de la marche a été très rapide.
C'est à dire?
Au bout de trois semaines, j'ai commencé à faire des projets d'avenir, ce qui ne m'était pas arrivé depuis bien longtemps. J'éprouvais un vrai plaisir, et je me suis livré à un exercice amusant consistant à me demander ce que je voulais faire. Mais avant, j'ai dressé un bilan de ma vie pendant le premier mois de marche. Etant tout seul, je ne pouvais pas me raconter d'histoire. Je n'avais pas à défendre mon image comme si je parlais à quelqu'un. Et je suis arrivé à la conclusion que finalement j'avais eu de la chance. J'ai eu une vie intéressante, et à certains moments des gens m'ont tendu la main. J'ai eu alors le désir de rendre la monnaie de ma pièce. Une occasion qui s'est présentée très peu de temps après. En effet, une fois que j'ai eu passé le Puy en Velay la première grande étape, j'ai entendu parler de deux délinquants belges qui eux aussi marchaient sur le chemin de Compostelle. On me précisait que ces jeunes avaient fait beaucoup de bêtises et que la marche les rendait joyeux. Et que le juge leur avait proposé la prison ou la marche. J'ai trouvé cette idée formidable, d'autant plus que j'avais réalisé à quel point la marche m'avait reconstruit physiquement et mentalement.
Et vous avez donc décidé d'aider de jeunes délinquants par le biais de la marche!
Oui. Arrivé à Compostelle, j'ai pris deux décisions. M'occuper de jeunes, et continuer à marcher. A partir de là, ma retraite qui s'annonçait morose est devenue absolument formidable. Je suis parti huit mois après mon arrivée à Compostelle sur la route de la soie pour faire douze mille km. Ce fut une aventure formidable et un bonheur total. Même si la première année je suis revenu sur un brancard, et que j'ai failli y laisser ma peau une ou deux fois.. Avant de partir, j'avais proposé à un éditeur de faire un livre. Les éditions Phebus ont accepté ma proposition consistant à faire quatre livres. Un par an puisque l'aventure durait quatre ans. Dès le premier livre, le succès fut au rendez-vous. Je ne m'y attendais pas du tout, et d'un seul coup je me retrouvais dans la peau d'un héros. Ca m'a rapporté beaucoup d'argent, et j'ai donc pu créer dès mon retour l'Association Seuil en mai 2000. Je me suis beaucoup inspiré de l'association belge qui avait emmené ces deux jeunes sur le chemin de Compostelle. Je suis allé les voir, et j'ai purement et simplement copié leur manière de faire. Trois mois de marche avec un jeune et un éducateur dans un pays étranger, sans téléphone, sans musique. Le reste est aménageable. Puis, j'ai demandé très vite à organiser des marches, mais ça n'a pas été très bien perçu par les autorités administratives qui m'ont pris pour un fou.
Quels arguments ont-ils évoqué?
D'une part je n'étais pas du métier et d'autre part avoir recours à la marche comme alternative à la prison paraissait complètement aberrant. Et puis on me pronostiquait tous les malheurs : fugues, délits.. J'ai tenu bon et à ce moment là j'ai été entouré par un certain nombre de bénévoles formidables qui ont vraiment cru à ce projet. Cela dit, on nous a empêché de marcher pendant quatre ans sous des prétextes les plus divers. Au moment de l'épidémie de grippe H1N1 on nous a dit que les jeunes risquaient de l'attraper à l'étranger et qu'il fallait rester en France. Or, les marches en France ça ne fonctionne pas. Dès que les adolescents ont un petit coup de blues, ce qui arrive souvent, ils prennent le chemin inverse. On va alors les rechercher à la gendarmerie, chez les parents ou ailleurs. J'ai fait trois tentatives de marche dans cette période, et c'était très difficile. Deux ans sans aucune activité alors que tous les frais continuaient à circuler. Heureusement mes livres se vendaient comme des petits pains, et j'ai pu surmonter ce passage là. Par la suite, les magistrats et les éducateurs qui voyaient les jeunes revenir ne pouvaient que constater combien ils étaient transformés..
Quels sont les avantages de la marche?
Quand on marche d'une part on pense, et d'autre part on fait des rencontres. Il existe un véritable échange. La marche est sans doute une des seules activités où aucune barrière sociale ne se fait sentir. Lorsque vous rencontrez un autre marcheur, vous ne cherchez pas à savoir quel est son compte en banque, ni sa profession. Vous bavardez, vous échangez. C'est un des côtés formidables de la marche. C'est la seule activité qui n'exclut pas, et il n'y a pas de différence notable entre les gens qui marchent.
Comment avez-vous fait pour vous faire accepter?
Nous avons guerroyé avec les autorités administratives jusqu'en 2012. Mais ma notoriété nous a servis. On n'aimait pas du tout ce que je voulais, mais on n'osait pas m'attaquer de front. Il y a eu une tentative d'interdiction de l'association et il a suffi que je menace de faire une conférence de presse pour que l'on nous rétablisse l'autorisation de marcher. Mais sans quelques crocs en jambe. En douce on a fait une circulaire disant de ne pas confier de jeunes à notre association. Donc ce fut très difficile. Or, on partait avec des jeunes avec des résultats à chaque fois spectaculaires. Et finalement le bouche à oreille a fonctionné. Je dirais également qu'un élément déterminant lié à l'écriture a joué en notre faveur. En plus de la marche, j'avais réuni un petit groupe de gens à qui je reconnaissais une expertise en matière de jeunes en difficulté. Un ancien ministre, ancien membre du conseil constitutionnel, deux pédopsychiatres; Boris Cyrulnik et un anthropologue spécialiste de la souffrance des jeunes. Nous avons fait un livre ensemble "Marcher pour s'en sortir" qui a eu un effet tout à fait convaincant sur le milieu professionnel.
Vous avez été ensuite crédible auprès des autorités administratives?
Oui, ils ont fini par prendre conscience que cette méthode était efficace, pas chère. La prison coûte beaucoup d'argent, et ce n'est pas probant du tout. L'administration du Ministère de la justice reconnaît lui-même suite à une étude très poussée des membres de l'administration pénitentiaire, que 85% des jeunes sortant de prison récidivent. La méthode seuil a pour avantage d'être non contraignante puisque les jeunes partent volontairement, et peuvent s'arrêter quand ils veulent. Une étude a été faite par la Fondation de France. Elle voulait savoir avant de nous donner de l'argent l'utilité de notre association. Et cette étude d'un cabinet externe est arrivée à la conclusion que 73% des jeunes reviennent avec un projet contrairement à ceux qui sortent de prison. Maintenant nous avons une habilitation de l'aide sociale jusqu'en 2029 et la protection de la jeunesse a signé avec nous une convention en 2013. Seuil est donc assuré de survivre.
Combien d'adolescents prenez-vous chaque année?
On a une autorisation administrative de vingt-trois enfants, ce qui revient à mille deux cents jours du côté de l'aide sociale à l'enfance et neuf cents du côté de la protection de la jeunesse. On préfère compter en jours, car si un jeune s'arrête au bout d'un mois ça ne compte pas pour un. On va d'ailleurs essayer d'augmenter le nombre, car on a de plus en plus de demandes..
Les qualités essentielles des éducateurs?
L'écoute. Ce n'est pas la peine de leur faire la morale, on le fait depuis qu'ils sont tout petits. La plupart du temps, ce sont des victimes. Ces gamins ont des choses à dire, ils ont besoin d'exister. Ce qui paraît contradictoire, c'est qu'ils sont hyperactifs, et en même temps, ils ont une image très négative d'eux-mêmes. Le pire ce sont les filles. Elles sont dans le mal-être, et se scarifient. Au lieu de tourner la violence vers les autres, elles la tournent vers elles-mêmes. Les garçons sont dans une revanche permanente. Le fait de marcher leur apprend l'estime de soi. Ils reviennent conscients qu'ils sont capables de faire de grandes choses. Quand vous avez marché plus de 1000km, vous n'êtes pas un petit con ordinaire..
Sont-ce forcément des éducateurs sportifs?
Non. On fait entre quinze à vingt km par jour au début, et très vite on passe à vingt-cinq à petit rythme. Ce n'est rien et d'ailleurs les jeunes s'y mettent tout de suite. Cela dit, nous les préparons quand même avec avant un stage d'une semaine dans un gîte en province. Footing le matin, marche l'après-midi avec un sac de plus en plus lourd.. On voit comment se servir du matériel, on détermine les règles qu'il faudra suivre pendant la marche. A la fin de ce stage, on fait une petite fête où le jeune invite un certain nombre de ses amis, ou parents. Le soir même on le met dans le train ou dans l'avion et il se retrouve à Séville, Palerme ou Hambourg.
Vous citez dans votre livre le cas de parents qui ne reconnaissent pas leurs enfants!
C'est très fréquent. Ce sont des jeunes de 15,16 ans qui partent pendant trois mois et marchent tous les jours dans des conditions difficiles. Ceux qui partent en octobre passent Noël les pieds dans la neige quelque part en Espagne et la transformation même physique est incroyable. Ils reviennent affinés. Les filles maigrissent ce qui leur fait plaisir. Les garçons se musclent et surtout on décèle chez eux un changement du regard. Quand vous les voyez la première fois, ils sont fermés, baissent la tête. Et lorsqu'ils reviennent, ils vous regardent dans les yeux. Je prends l'exemple d'un gamin dont je me suis occupé quand j'étais responsable de marche. Je n'avais jamais vu ses yeux, il était complètement écrasé par la vie. Lors de la fête du retour, son père s'est planté devant lui et lui a dit "Tu as grandi". Et l'accompagnant qui était là lui a rétorqué : "Non monsieur, il s'est redressé." Et ça résumait tout.
Y a t-il des problèmes physiques parfois?
On fait faire un examen médical avant le départ. On examine s'il existe une aptitude à la marche. Il n'empêche qu'une jeune déjà partie un mois avant a fait un affaissement de la voûte plantaire. Elle était en surpoids. Elle s'est arrêtée un mois et est repartie. Parfois, peuvent survenir de grosses tendinites. Un accompagnant s'est fait une rupture d'un tendon et l'on a du le remplacer.
Les échecs éventuels?
Deux filles à la fin de la fête de départ ont renoncé à partir. Ce sont les échecs les plus flagrants. Et puis parmi les jeunes qui démarrent la marche, 6 à 7% s s'arrêtent. Parmi ceux qui sont partis, j'en ai revu quatorze. Ca m'intéressait de connaître leurs motivations, leurs sentiments après la marche. Ce qu'ils avaient fait après. Parmi ceux-là, un est en prison. Deux végètent. C'est une recette miraculeuse, mais pas miracle..
Quels sont vos souhaits pour l'avenir?
Concernant Seuil, je commence à regarder dans le rétroviseur. J'estime que je n'aurai réussi l'association que quand je m'en irai. Du reste, je m'en vais cette année, et je n'irai pas en tant que président à l'Assemblée générale. Pour l'instant aucun successeur ne s'est présenté. Mais si l'association est fiable, elle en trouvera un toute seule. Le sujet lui-même est suffisamment intéressant pour susciter des vocations.