Carole Martinez par Agnès Figueras-Lenattier, le 12 juin 2015
Pour votre premier roman " Le cœur cousu", vous avez eu 9 prix dont 4 décernés par les lycéens. Pour le 2ème " Du domaine des murmures", vous avez eu en 2011 le prix Goncourt des lycéens. Vous plaisez visiblement à la jeunesse !
Oui apparemment, et ça me fait plaisir car ce n'était pas quelque chose que j'imaginais. Quand on écrit, on n'écrit pas spécifiquement pour les uns ou les autres, et j'étais loin de penser qu'avec " Du domaine des murmures" l'histoire d'une recluse, j'allais embarquer les lycéens. J'ai été la première surprise. Mais après, je me suis souvenue qu'à leur âge, j'avais adoré Antigone. A l'époque, je n'avais pas forcément fait le lien avec les lycéens. Ceci dit, le Goncourt des lycéens se trouve sur la liste du Goncourt, et donc c'est un choix sans en être un. Les jeunes lisent les livres sélectionnés pour le Goncourt, et choisissent d'après cette liste. Peut-être que s'ils avaient eu un choix plus important, ils n'auraient pas pris " Du domaine des murmures"..
Dans " Le cœur cousu" vous explorez l'amour familial et dans " Du domaine des murmures" c'est l'inverse. Etait-ce calculé ?
Oui, c'est exactement cela. Le premier roman raconte l'histoire d'une fille qui réinvente sa mère pour obtenir d'elle un baiser. C'est vraiment l'amour fou d'une enfant pour sa maman. Dans le deuxième, j'ai voulu travailler l'amour d'une mère pour son fils. En vérité, au début je ne voulais pas du tout travailler la maternité ni quoi que ce soit en liaison avec ce sujet. Mais ça m'est tombé dessus..
Vous vouliez vous inspirer de Barbe Bleue au départ !
Oui tout à fait. Je souhaitais écrire un roman contemporain évoquant une relation de couple sans qu'il soit question d'enfant. En fait, c'est une métaphore qui m'a poussée à faire de l'héroïne Esclarmonde une mère. Dès le début, quand elle prend la parole, elle dit qu'elle a fait de la fenestrelle son unique orifice, sa bouche de pierre. Et la métaphore de l'unique orifice et de la bouche de pierre m'a immédiatement fait penser que cette fenestrelle représentait à la fois sa bouche, son oreille, ses narines et son sexe. J'ai donc songé à un ventre de pierre, et à un enfant qui sortirait de ce ventre de pierre. C'est vraiment un engendrement poétique, et cette image a donné naissance au livre.
Vous vouliez rendre hommage plutôt à la femme, la mère, la fille?
Je ne sais pas…, à la femme quelle qu'elle soit. Souvent on me demande pourquoi mes personnages sont pratiquement tous féminins et pourquoi les hommes sont si mal servis. Finalement lorsque j'étais enfant je n'avais pas vraiment de modèle, d'héroïne littéraire à me mettre sous la dent. On s'étonne que dans mes livres peu d'hommes soient présents. Mais dans l'histoire de la littérature, tellement peu de femmes tiennent le 1er rang. On en trouve beaucoup dans le théâtre chez Racine, Molière mais dans les romans très peu surtout ceux qui parlent du corps. Vous avez Madame Bovary mais lorsqu'on est gamine on l'analyse de travers. Ainsi, j'ai beaucoup pleuré enfant en lisant cette histoire, et plus tard quand je l'ai relue j'ai beaucoup ri.. Pour Ariane dans " Belle du seigneur, c'est la même chose. Gamine, j'ai trouvé qu'elle était fantastique, et en parcourant à nouveau le roman, j'ai surtout vu l'ironie d'Albert Cohen. Quant à " Manon Lescaut" ce n'est pas elle qui raconte sa propre histoire, c'est Des Grieux. Et c'est compliqué de se projeter dans l'histoire. Peu de personnages féminins sont donnés aux jeunes filles. Les personnages de Jane Austen éventuellement. J'ai beaucoup aimé Daphné du Maurier, car elle proposait des caractères féminins, mais les héroïnes féminines sont rares..
Vous faites de cette jeune fille une révoltée. Déjà au Moyen Âge, les femmes se révoltaient !
A cette époque là déjà, des femmes ont tenté d'acquérir une autonomie. Elle se sont cherchées des voies à travers les siècles, et étaient en quête d'indépendance. À un moment donné, la voie spirituelle représentait une possibilité. Mais c'est évidemment paradoxal de devenir recluse pour revendiquer la liberté. Les béguines arrivaient à posséder une certaine autonomie. Elles se retrouvaient entre femmes sans prononcer de vœux, montaient des ateliers. Elles avaient une vraie force. Mais le problème c'est qu'à chaque fois que les femmes possédaient une certaine liberté, les opportunités finissaient par être supprimées. Concernant les béguines, ça s'est très mal terminé puisque Marguerite Porete auteur de " Le miroir des âmes simples et anéanties" a été brûlée avec son livre. Et plus tard, la communauté a été interdite. Les possibilités de devenir autonome par le biais de la voie spirituelle se sont envolées, et le sacré est devenu extrêmement suspicieux. Notamment avec les sorcières.
D'autres voies se sont-elles ouvertes ?
Oui, particulièrement l'artisanat. Pendant longtemps, les femmes veuves de maître ou filles de maître désireuses de récupérer les ateliers de leur père, de leur mari, et avoir des compagnons, des servantes travaillaient véritablement. Quand ces ateliers féminins sont entrés en compétition avec les ateliers masculins dans les villes, les corporations se sont débrouillées pour les faire fermer. Et empêcher les femmes d'avoir des compagnons et des servantes. Mais à travers l'histoire, les femmes ont pris de nombreuses initiatives qui ont été réprimées. Et c'est intéressant d'observer ce travail tout au long des siècles.
Écrivez-vous facilement ou est-ce un peu douloureux?
Je n'écris pas facilement, et je suis extrêmement lente dans le sens où j'ai mis 14 ans à écrire " Le cœur cousu". Mais ce n'est pas une douleur pour autant; j'adore le temps de l'écriture.. " Du domaine des Murmures" est en ce moment adapté et mis en scène au théâtre de poche Montparnasse. Le metteur en scène a particulièrement insisté sur le paradoxe qui consiste à vouloir être emmurée pour être libre. Pensez-vous que l'héroïne soit autonome ? Elle est convaincue qu'elle est libre, mais en fait ce n'est pas de la liberté qu'elle va acquérir mais du pouvoir. C'est à mon sens une fausse route. Elle confond à un moment donné liberté et pouvoir, et ne sait plus très bien où elle en est. Pour moi, elle se fourvoie comme on peut le faire à 15 ans. On ne peut prendre des décisions irrémédiables à cet âge là. Ceci dit, elle y croit vraiment mais sa vie, son expérience, son enfant vont détrôner sa croyance.
Comment s'est passée la décision de mettre en scène ce roman ?
C'est le metteur en scène José Pliya que je ne connaissais pas qui m'a fait parvenir un courrier par Gallimard avec un projet que j'ai trouvé très intéressant. Mais lorsqu'il m'a envoyée l'adaptation par mail (il habite en Guadeloupe), je me suis dit " Bon dieu qu'est-ce qu'il en a fait?" C'était très compliqué et il inversait complètement l'ordre du roman. Je lui ai répondu que je n'aimais pas, mais que je lui avais donné le roman et qu'il en faisait ce qu'il voulait. Il a défendu son point de vue qui ne m'a pas convaincue. Il m'a alors invitée à venir voir la pièce à Bordeaux dans le cadre du festival des caves. Il n'était pas là, mais j'avoue que j'ai adoré. Or, j'étais venue à reculons, et je pensais que j'allais détester. Et puis quand il se passe un événement sur l'un de ses romans que l'on n'aime pas, c'est compliqué de ne pas tout révéler de ses impressions. Finalement, j'ai immédiatement écrit à José que j'étais désolée, que je m'étais complètement trompée, et que les auteurs étaient souvent les dernières personnes capables de juger de l'adaptation de leur livre.
A t-il repris beaucoup de texte du livre ?
Il en a repris beaucoup, mais il a aussi écrit lui-même. Il a complètement désorganisé le texte, et le roman ne commence pas du tout ainsi. Normalement, Esclarmonde ne sait pas qu'elle est enceinte. C'est une jeune fille qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Et qui est surprise lorsqu'elle réalise qu'elle attend un enfant. Soixante pages décrivent avant la grossesse, tout le travail de surprise dans le corps et dans l'esprit de cette jeune fille. José Pliya part tout de suite de la naissance. Cette adaptation laissant de côté la surprise me paraissait démente. Il a vraiment axé ce travail sur la relation père fille et sur la relation père géniteur et père spirituel. Il règne ce conflit entre ce père géniteur et Dieu puisque le père est extrêmement jaloux de Dieu, se prend pour Dieu. Il met en place toute une compétition, et a vraiment repris cet aspect là. Je dirais presque que c'est un travail beaucoup plus incestueux. Il règne une sorte de confusion qui peut s'effectuer entre père et père, entre Dieu et son père et elle est l'épouse de son père. Je crois d'ailleurs que dans un 1er temps, il ne voulait pas forcément révéler que c'était le père. Mais tout dans son texte est là pour le montrer. Je lui avais écrit qu'entamer l'histoire par son milieu et raconter en flash back ce qui s'était passé avant me semblait sacrément complexe. Je pensais que public aurait du mal à reconstituer le puzzle. . "Cette suppression nous éloigne d'Esclarmonde qui ne tient qu'en s'étonnant, et en s'émerveillant avais-je insisté. Cela nous éloigne aussi de ses sensations, en particulier de la surprise de la grossesse qui me paraît fondamentale. En racontant dans l'ordre, on perd en analyse et en réflexion, et l'on s'approche du corps et de ses sursauts. On recrée l'impression de vivre ce qui est raconté." Ce metteur en scène avait besoin de ce désordre, et a créé un autre ordre. L'objectif de cette femme c'est de protéger son fils coûte que coûte, et cette relation avec son père.
Vous avez été comédienne. N'auriez-vous pas aimé jouer ce rôle?
Je suis une très mauvaise comédienne, et j'aurais été incapable de jouer Esclarmonde. Mais j'aurais adoré, car j'aimais beaucoup les deux rôles de Mara et de Violaine dans "L'annonce faite à Marie" de Paul Claudel. S'il existe une pièce qui a inspiré ce roman c'est bien celle là. " Du domaine des murmures" a été lu par Isabelle Carré et je l'ai entendu également par d'autres comédiennes comme Christiane Cohendy. C'est étonnant de voir comme la lecture est très différente à chaque fois. Même pour Léopoldine et Valentine ça change. J'ai assisté à la première au théâtre de Poche Montparnasse avec une autre comédienne, et j'ai été un petit peu déçue. J'ai eu beaucoup de mal à me dégager de Léopoldine. J'ai revu la pièce quelque temps après, et j'ai trouvé que l'actrice Valentine Krasnochok avait beaucoup progressé.
Pensez-vous qu'il existe une littérature purement féminine?
Je pense qu'il règne une véritable force au sein de la littérature féminine. Mais très souvent, elle tombe dans une sorte de cliché à l'eau de rose. Et c'est catastrophique, car de la littérature féminine peut au contraire émaner une ambiance extrêmement sensuelle, puissante, sacrée. Je crois que l'on écrit avec son corps de femme ou son corps d'homme. On écrit avec son sexe comme on écrit avec sa tête. Comme on rédige avec ses mains, sa bouche, on rédige avec son corps. Je pense que je puise mon inspiration avec mon corps de femme, et c'est un aspect très important..
Vous aimez le surnaturel !
Je ne peux pas m'empêcher. J'ai été élevée dans un univers un peu merveilleux avec des femmes méditerranéennes qui croyaient à des tas de choses. Elles mêlaient des éléments très simples à leurs croyances. Du vin, de l'huile, du sel, de l'eau. Un monde plein de jus de citron, d'éléments culinaires un peu magiques..
Avez-vous un troisième roman en cours ?
Je l'ai fini et il paraîtra lors de la prochaine rentrée littéraire. Ce roman s'appelle "La Terre qui penche".
Là encore ce sont surtout des personnages féminins!
Oui. Je suis rentrée dans un cycle qui se passe au Domaine des murmures. Je viens de terminer l'histoire d'une petite fille, et dans ce troisième roman je parle de l'enfance. Je travaille une autre forme d'autonomie, une autonomie de l'enfance dans son imaginaire.. J'ai envie, c'est super ambitieux après j'y arriverai ou pas, de travailler une histoire romancée des femmes à travers les âges, et à travers l'histoire. Comment cela se passait pour une femme au XIIè, XIIIè, XIVè siècle..