Janine Boissard par Agnès Figueras-Lenattier, le 28 mai 2019
Vous venez de sortir un livre terminant votre saga "L'esprit de famille" écrite il y a 40 ans et qui raconte l'histoire d'une famille composée de 4 sœurs. Quel est le déclic qui vous a conduit à le faire?
En fait, on me le demandait depuis des années et des années et dans tous les événements consacrés aux livres, on parle de " L'esprit de famille". A l'époque, le portable n'existait pas, et je voulais replacer l'histoire dans le contexte d'aujourd'hui. Les quatre sœurs ont le même âge que dans la série, mais elles vivent au sein d'une société qui a radicalement changé.
En quoi sont-elles différentes?
Elles sont semblables mais ne font pas la même chose. Claire la princesse est mannequin, ce qui m'a permis de traiter l'anorexie. Bernadette était une cavalière qui ne jurait que par l'équitation et là, elle sauve des arbres, des forêts. La poison qui dans la série se révèle à sa façon très courageuse dans le 2ème tome est toujours la même. Quant à Pauline, elle me ressemble beaucoup. Je me suis d'ailleurs aperçue en écrivant ce livre 40 ans après, que l'on ne change pas. Pauline hésite, voudrait écrire, mais n'est pas tout à fait sûre d'elle. Le père est toujours médecin, mais la mère travaille à mi-temps dans le secteur des antiquités et des vieux objets. Mais je voulais qu'elle reste une écouteuse car pour moi une mère incarne cette fonction. La grand-mère l'est aussi. Elles existent avec les problèmes d'aujourd'hui.
Pauline est cultivée, romantique!
Oui, elle est très romantique, passionnée. Dans le premier tome, elle avait aimé pour la première fois un certain Pierre bien plus âgé qu'elle, qui la traitait un peu comme une enfant. Il aimait en elle la jeune fille ce qui ne la portait pas vers le haut. Il lui avait demandé de l'épouser mais elle avait refusé. Elle ne se sentait pas prête à quitter sa famille. Tout ce contexte l'enfermait un peu dans l'enfance. Dans cette histoire, Paul va la considérer comme à son niveau et va lui donner la force d'écrire. Ce que j'ai beaucoup aimé, c'est que j'ai eu l'idée que Pauline pouvait aider Paul à se remettre à peindre. Elle va le rendre homme et lui va la rendre femme. Les personnages ne deviennent pas toujours ce que l'on avait prévu pour eux et quand j'ai compris qu'elle pouvait encourager Paul à peindre de nouveau, j'étais très heureuse.
Dans votre jeunesse, vous étiez surnommée" L'anormale" par votre entourage…
Oui, d'où ma vocation d'écrivain. Je répète toujours ma phrase fétiche, celle de Georges Braque " L'art est une blessure devenue lumière". Si on a la chance de pouvoir transformer la blessure en lumière, il faut la saisir…
Comme une sublimation de la souffrance!
Oui la sublimer et la transformer car si l'on se contente de répéter, on n'avance pas. Ecrivain ou autre, je souhaitais être célèbre. Je voulais en mettre plein la figure à ceux qui ne croyaient pas en moi. Ce n'était d'ailleurs pas un bon raisonnement, car la célébrité attire la jalousie…
Vous n'avez jamais consulté de psychologue!
Je n'ai jamais voulu. Mes sœurs et moi avons souffert d'une mère qui n'exprimait pas tendresse. Je la comprends car elle avait été élevée par des gouvernantes dans un milieu où l'on vouvoyait les enfants. Elle ne faisait que reproduire ce qu'elle avait vécu. Aucune de mes sœurs n'a consulté de psychologue, mais moi j'aurais pu car la blessure était plus profonde. L'idée ne m'est même pas venue et lorsque l'on m'en a parlé j'ai dit "Surtout pas", car j'écris sur cette blessure.
Parmi les messages que vous faites passer, se trouve le harcèlement à l'école!
Oui et c'est un sujet qui me préoccupe beaucoup. Je plains énormément les enfants qui en sont victimes. J'ai connu le fils d'un ami qui en a souffert, et très égoïstement j'ai fait un rapprochement avec mon histoire. J'ai été maltraitée par les petites filles au sein d'établissements religieux qui me considéraient comme différente. Si j'avais vécu à l'époque actuelle, la situation aurait été terrible. Elles ne m'auraient pas laissé vivre particulièrement avec l'existence des réseaux sociaux.
Vous parlez aussi d'une attaque dans le métro!
C'est également très important pour moi. J'ai été témoin de ce genre de choses une fois et personne n'a bougé. Cela s'est passé très vite. Il me semble vraiment que si l'on attaquait quelqu'un situé près de moi je le défendrais. Je me connais, ce serait un réflexe. Ce n'est pas une question de courage ou pas courage, mais de réflexe. Je ne pourrais pas laisser faire
Autre sujet évoqué l'homosexualité avec la meilleure amie de Pauline qui est lesbienne.
En parler m'a paru naturel et surtout sans jugement. J'ai été témoin du mariage de l'attaché de presse Gilles Paris et de son compagnon et assistant Laurent, et je défends cette cause. Les gens qui prétendent que les enfants vivant avec des homosexuels risquent de le devenir eux-mêmes à mon avis se trompent. Sûrement épanouis, ils auront plutôt envie de rentrer dans " la norme". Cela fait très longtemps que j'ai cette opinion. La seule chose qui me gêne, ce sont les mères porteuses aussi bien pour les hétérosexuels que pour les homosexuels.
Dans votre livre Paul est le biographe d'Eugène Delacroix. C'est un peintre auquel vous êtes particulièrement sensible?
J'adore la peinture, et cela m'a donné l'opportunité d'en parler. J'apprécie ce peintre, et j'aime aussi énormément Magritte. Savez-vous que bien qu'il ait peint ces beaux ciels et nuages qu'il n'est jamais sorti de chez lui. J'ai été contente de l'apprendre et de le dire aussi à mes lecteurs. Je crois que j'aurais pu être musicienne, chanteuse, mais je n'ai jamais su dessiner. Pourtant Cocteau disait " " Celui qui sait écrire devrait savoir dessiner naturellement"…
Avez-vous lu les nouvelles de Delacroix?
Ah bon, il en a écrit… Vous m'apprenez quelque chose!
Vous parlez aussi souvent de nourriture!
Toujours et dans tous mes livres. Les lecteurs l'ont bien remarqué et il y a même une femme qui a noté une recette dans un de mes livres. La nourriture et les repas ont une grande importance pour moi. C'est un partage qui fait partie de l'esprit de famille et l'on converse en même temps. J'ai dix petits-enfants et j'ai d'ailleurs constaté avec tristesse qu'ils ne savent plus entretenir une conversation autour d'une table. J'ai interdit les portables le soir dans ma maison à Houlgate ce qui les chagrine énormément mais de ce fait, je leur apprends à s'intéresser aux autres, et à poser les vraies questions.
Au début surtout, votre livre contient de nombreux dialogues. On dirait presque une pièce de théâtre avec des didascalies!
C'est votre impression. En tout cas, j'aurais adoré écrire des pièces de théâtre. J'en ai d'ailleurs écrit une qui a été radio diffusée. Françoise Dorin une très bonne amie à moi, m'en avait parlé. Elle m'avait conseillé d'en écrire. Mais on en retient très peu, ce sont toujours les mêmes qui reviennent. Je dirais d'ailleurs que c'est devenu la même chose à la télévision où les films se font rares également. Un metteur en scène s'était intéressé à mon livre "Voulez-vous partager ma maison?" , une comédie sur le partage d'une maison. Il m'avait affirmée " Si j'arrive à avoir telle actrice pour jouer ce rôle, cela marchera. J'ai d'ailleurs l'expérience avec mon livre " Recherche grand-mère désespérément" qui raconte l'histoire d'un enfant élevé par deux homosexuels et qui a fait l'objet d'un petit feuilleton à la télévision. Line Renaud qui adorait le sujet a voulu interpréter le personnage. Tout s'est déroulé comme sur des roulettes et très naturellement.
Quelle est votre marque de fabrique? La gaieté?
Ah non, c'est la famille d'abord. Tout le monde prétend que je suis gaie, et je leur réponds qu'au fond de moi, je suis constamment angoissée. Même dans mes polars, je parle de la famille. Pourquoi " L'esprit de famille" a t-il si bien marché? Parce que ça se passait après mai 68, lorsque des imbéciles avaient prétendu que la famille n'existait pas. Or, j'osais dire que la famille pouvait être très bénéfique. Le best-seller c'est le livre que l'on écrit sans savoir que tout le monde l'attend. "L'esprit de famille" avait d'ailleurs été lu par une libraire de chez Fayard qui publiait surtout de la philo; de la religion… et qui avait affirmé : "Enfin un auteur qui parle de la famille".
Vous dites qu'au fond de vous-même vous avez une blessure et que ce n'est pas la gaieté qui vous caractérise. Mais les clowns sont plutôt des gens assez tristes!
Bien sûr. Maurice Biraud qui avait interprété "L'esprit de famille" et qui a représenté pour moi plus qu'un ami était sans cesse angoissé. Il avait peur de perdre sa femme, de me perdre, d'être moins performant, d'avoir moins de succès. C'était pourtant une sorte de clown. Je ne vais donc pas prendre comme référence la gaieté; ce serait factice.
Depuis que vous écrivez est-ce que votre style a évolué ou est-il toujours le même?
Je pense que le style c'est la voix de l'auteur et qu'il reste toujours le même. Si on dit de quelqu'un " Il a changé de style", ce n'est pas un écrivain. Chaque auteur a une voix que l'on devrait reconnaître. Certains auteurs qui me sont chers, je n'ai pas besoin de voir leur nom sur le livre, je sais qui ils sont. Cela dit, l'écriture a changé. J'en ai parlé une fois avec François Nourissier qui de son vivant disait " Je regrette de ne pas avoir compris que l'écriture avait changé". Quand mes sœurs et moi étions petites, maman nous lisait les premiers chapitres et il nous en fallait plusieurs, pour pénétrer dans l'action. Aujourd'hui, si j'animais un atelier de lecture, je dirais : " Entrez dans l'action tout de suite". Quand lit-on de nos jours? Le soir quand on rentre du travail, après avoir accumulé une certaine fatigue . Pour ma part, avant d'aborder le chapitre suivant je regarde sa taille; j'ai toujours fait ainsi. Essayer d'écrire de façon rapide mais en disant tout et en laissant un point d'interrogation à la fin du chapitre. Pour en revenir à l'enfance c'était très long avant que l'action ne se déclenche…
Comment écrivez-vous ? A la main? Sur ordinateur?
J'écris à la main et j'ai d'ailleurs le dos complètement cassé car depuis l'âge de 15 ans je fais comme cela. Je me lève tous les matins à 5H30, et après un bon petit déjeuner, j'écris pendant 4 heures dans mon grand lit qui me sert de bureau. J'ai une radio ce qui me permet d'avoir recours à de petites récréations destinées à écouter les nouvelles du monde. L'après-midi je tape sur une vieille machine à écrire qui ne se fait plus et ma terreur est de la perdre. J'écris de manière à pouvoir me corriger le lendemain. François Nourissier m'avait demandé à quel rythme j'écris. Je lui avais répondu à peu près une page parfaite par jour. Ma réponse n'a pas paru l'étonner et il disait la même chose. Sans cesse sur le métier revenir et tout cela dans un travail de simplification.
Que prenez-vous le matin au petit déjeuner?
De la confiture d'abricot que m'envoient mes lectrices. J'adore, c'est ma préférée. Et puis du miel, de la confiture de cerises et plein de grosses tartines. Je petit déjeune en écoutant de la musique classique pour me mettre en état d'émotion. Cela m'émeut beaucoup et quand j'étais jeune, je pouvais écrire en musique. D'ailleurs avant d'écrire un chapitre ou en rédigeant un roman, je me demande souvent quelle musique lui conviendrait.
Et quel acteur ou actrice pourrait interpréter le rôle?
Et bien non!...
Pourquoi n'écrivez-vous plus en musique?
A 86 ans, il faut que je me concentre complètement. Jeune, j'écrivais un roman le matin et des scénarios l'après-midi. Je ne peux plus faire cela, et pour arriver au même résultat, il me faut beaucoup plus de temps.
Vous n'avez jamais essayé d'écrire sur ordinateur!
Quelle horreur! J'ai l'impression que mon inspiration serait dénaturée. D'ailleurs, mes éditeurs m'encouragent à continuer à la main; ils disent que l'écriture n'est pas tout à fait la même. A l'époque où j'ai commencé, l'ordinateur n'existait pas. J'ai fait aussi beaucoup de piano et l'on disait que j'avais un bon toucher.
Vous avez écrit une soixantaine d'ouvrages.
Quand on les passe en revue, on ne tient pas compte de ceux publiés sous mon nom de femme mariée qui était Janine Oriano et qui faisaient partie de la série noire. J'ai été la première femme à écrire dans ce domaine et j'en suis très fière. J'ai d'ailleurs donné son premier rôle à Jacques Dutronc, rien que ça… Ce qui m'a amenée au métier de scénariste et permis de gagner ma vie en écrivant entièrement le scénario et les dialogues de "L'esprit de famille". C'est de cette manière que j'ai rencontré Maurice Biraud et nous sommes devenus très amis. Lorsque les épisodes passaient à la télévision, il venait chez chacune de mes sœurs pour les voir avec nous. Le réalisateur a produit un film épouvantable, il en a fait l'anti esprit de famille. L'affiche sur les bus montrait Pauline assise sur une maison cassée. Mais finalement ce fut une chance, car j'ai pu en faire un feuilleton.
Vous écrivez toujours un roman par an!
Oui, sans problèmes. Sans doute car je ne suis pas enfermée dans une histoire. J'avais eu deux voix au Fémina pour " L'esprit de famille" et Germaine Beaumont qui m'avait donné sa voix m'avait convoquée chez elle. C'était une vieille dame et elle m'avait dit "Janine, vous allez être tentée de prendre l'esprit de famille dans votre main gauche, votre plume dans votre main droite mais ne copiez jamais. Ecrivez ce que vous avez envie d'écrire. C'est pour cette raison que 2,3 ans après, j'ai dit à mon éditeur que j'allais créer une femme neuve, et raconter l'histoire d'un divorce. Elle m'a déconseillée de le faire, mon image auprès des lecteurs étant la représentation de la famille. Mais j'avais envie de l'écrire et cela s'est très bien passé. J'ai été invitée chez Bernard Pivot avec Françoise Dorin et mon livre a très bien marché. Toujours la voix de l'auteur, il ne faut pas se trahir. J'ai écrit sur toutes sortes de sujets, et je ne me suis pas cantonnée à un seul domaine. Regardez Fréderique Ebrard je ne vais pas être très gentille, mais elle s'est enfermée dans le même sujet. Françoise Dorin à sa façon l'a fait aussi. De même malgré mon âge, je vais toujours sur les lieux que je décris. Pour le roman que je suis en train d'écrire, je suis passée dans un coin de Normandie que je ne connaissais pas. J'ai un ami qui me gère sur les réseaux sociaux, et je lui ai demandé de mettre une annonce "Janine Boissard recherche quelqu'un qui la guiderait". J'ai eu plein de réponses, et j'ai choisi une femme facteur merveilleuse qui m'a guidée dans tous les endroits que je souhaitais et qui a été très utile.
Vous parlez dans votre livre du doute de l'artiste. Malgré votre âge et votre expérience est-ce que vous doutez toujours?
Bien sûr, c'est très bon. Il ne faut jamais se croire arrivée. Hervé Bazin qui était un grand ami et que j'allais voir souvent chez lui me montrait ses œuvres avec fierté et me parlait des prix qu'il avait reçus. C'était devenu un homme arrivé. Il n'avait plus de blessures en lui, et ses livres ne représentaient plus rien à la fin. Le doute est fécond. Le mari de ma cousine germaine Claude Rich me disait qu'après une pièce il était content quand on venait le voir. "Avant d'entrer sur scène j'ai toujours aussi peur " me confiait-il malgré tous ses succès. Celui qui ne doute pas est-il un vrai artiste, je n'en suis pas sûre...
Vous faisiez beaucoup de tennis, de ski!
Hélas je ne peux plus, et ça me manque terriblement. Le tennis surtout; j'adorais ce sport. Actuellement, je marche beaucoup. Quand je vais au Trocadéro je fais l'aller retour à pied ce qui équivaut à une heure de marche. C'est très stimulant pour l'écriture aussi. Gisbert Cesbron disait que les idées lui venaient en marchant.
Avez-vous déjà parlé de sport dans vos livres?
Non, ni de la nage que j'aime bien également.
Vous n'étiez pas une très bonne élève!
J'étais excellente en français et seule cette matière m'intéressait. Dès l'âge de 7 ans, à cette époque on savait lire et écrire couramment. Je me suis passionnée pour la poésie, via Victor Hugo que j'avais pris comme grand-père et je m'auto-dédiais ses livres. J'ai un peu essayé pour faire plaisir à mon père d'étudier les autres matières, mais à part l'histoire que j'aimais beaucoup, je n'y suis pas parvenue. On m'a donc sortie de l'école en 3ème pour me mettre dans un établissement où l'on étudiait l'art d'être une bonne maîtresse de maison. J'ai appris à amidonner les cols de chemise ce qui m'a beaucoup servi dans la vie. Ce parcours m'a ensuite conduite au sein d'une école de secrétariat où j'ai appris à taper à la machine. Ne pas avoir le bac m'a complexée pendant un moment, mais deux choses mont rassurée. D'une part, André Malraux ex ministre de la culture ne l'avait pas non plus et d'autre part j'ai reçu les Palmes académiques pour mon action auprès de la jeunesse, ce qui en général est attribué aux enseignants. La seule chose que je regrette c'est de ne pas avoir fait de philosophie, mais je me suis vengée avec Nietzsche. Je sais tout sur lui, c'est mon copain et je le dis d'ailleurs dans mon dernier livre. C'est un homme merveilleux, et je ne sais pas pourquoi je le voyais comme quelqu'un de négatif. Or, il a écrit de magnifiques phrases…
Y a t-il eu une période dans votre vie où vous n'avez pas écrit?
Non. Depuis l'âge de 15 ans, lorsque j'ai décidé que je serais écrivain, j'ai écrit tous les jours. Il y avait une chanteuse célèbre je ne sais plus son nom qui disait " Quand je ne pousse pas une crise le matin, j'ai peur d'avoir perdu ma voix. Même chose pour moi. Si je manquais un jour d'écriture , j'aurais l'impression de perdre mon style…