Benoîte Groult par Sirocco, le 18 décembre 2006
C’est un roman à trois voix, les voix d’Alice, de Marion et celle de Moïra se succèdent sans qu’on s’en rende vraiment compte. Comment ce sont imposées ces trois voix. Etait- ce voulu depuis le départ ?
Je ne voulais surtout pas faire un livre qui ressemble à celui de Simone de Beauvoir qui s’appelle « la Vieillesse », qui est un livre universitaire assez sombre sur un sujet assez sombre et, à vrai dire, on ne peut pas le lire sans avoir envie de se flinguer… C’est pour cela que j’ai commencé par trouver un titre qui donne une part d’imaginaire dans l’histoire. Je voulais montrer la vieillesse comme elle commence, quand on a 50 – 60 ans. Il s’agit donc de Marion. Et puis, je voulais la montrer à 85 ans qui est l’âge de ma plus vieille héroïne Alice. Donc il fallait que j’attende d’avoir cet âge-là, mais je voulais être déjà assez vieille pour savoir ce que c’est, et pas seulement se dire qu’on a une ride mais vraiment quand c’est le corps qui commence à trahir. Il y a eu plusieurs livres sur la vieillesse depuis une dizaine d’années, c’est moins un tabou. Il fallait donc avoir plus de 80 ans et, en même temps, il ne fallait pas être trop âgée pour pouvoir écrire et avoir de l’humour et de la distance. Il fallait attendre longtemps mais pas trop…
Et puis il y a la voix de Moïra qui est un peu particulière et qui est un peu la vôtre?
Moïra, c’est la voix qui évitait que j’intervienne directement. J’aimais mieux incarner la destinée avec le personnage qui représente dans la mythologie grecque le destin de chacun, la part de vie qu’a chacun, et Moïra sait que cette vie peut diverger à bien des moments, mais il faut prendre le tournant au bon moment. Comme elle s’ennuie dans l’immortalité, elle s’amuse à donner des coups de pouce à l’existence de ses protégés. Pour qu’ils aient des passions, pour qu’ils sortent du rang, pour qu’ils saisissent leur chance… Alors, cela me permet de prendre de la distance vis-à-vis des personnages.
Comment vous avez eu l’idée de Moïra ?
Je la connaissais de la mythologie grecque, puisque j’ai fait du grec. Je l’ai retrouvée dans la mythologie irlandaise, il y a des poètes irlandais qui parlent de Moïra, la dame de lumière. C’est la voix de l’auteur en réalité, mais masquée sous un masque flatteur : la Destinée. L’auteur est la Destinée de ses personnages, donc ça m’arrangeait ; en plus, ça me permettait de citer de la poésie parce qu’elle dit qu’elle comprend l’humanité grâce aux poètes, car ils ont transcendé la vie.
À ce propos, vous faites dire à Moïra « Il te reste à découvrir une des évidences. Les poètes, eux, le savent, car ils n’ont pas d’âge. C’est pourquoi ce sont les seuls humains qui émeuvent mon éternité ». La poésie prend une grande place dans votre vie ?
Oui. J’ai toujours beaucoup aimé et, en vieillissant, on prend le temps d’en lire de plus en plus. La poésie devient plus accessible quand on est moins surexcité par la vie quotidienne.
Votre livre donne envie de lire de la poésie. Qu’est que vous conseilleriez à un non-initié qui veut lire de la poésie ?
Il faut en avoir toujours lu, car il faut en avoir lu dans sa jeunesse, c’est ce que je déplore chez mes petits-enfants, c’est qu’on n’apprend plus par cœur Lamartine, Ronsard, Victor Hugo, on ne va pas s’y mettre à 60 ans, il faut les avoir eus comme base, les avoirs répétés.
C’est un roman sur la vieillesse et la mort. Vous abordez avec beaucoup d’humour des sujets graves, mais la solitude qu’entraîne la vieillesse semble être un des aspects les plus difficiles pour vous ?
Oui. Un des aspects les plus déchirants de la vieillesse, c’est de perdre ses contemporains. Ses successeurs et ses descendants, on les perd moins souvent et ensuite, ils ne partagent pas avec vous la même tranche de mémoire. On finit par être tout seul dans une forêt où les arbres sont abattus et il y en a deux, trois qui restent. C’est une façon de perdre le goût de la vie parce qu’on n’a plus de confident à qui l’on puisse tout dire.
On ne peut pas vous rencontrer sans évoquer un sujet qui vous a animé tout au long de votre vie. Il s’agit bien sûr du féminisme. Vous en parlez d’ailleurs à plusieurs reprises dans votre livre et l’on comprend que vous déplorez qu’actuellement, il ne soit pas de bon ton d’être féministe.
Je pense que les femmes sont folles de penser qu’on est des anciennes combattantes et qu’on n’a plus besoin des féministes. Le féminisme a changé les rapports homme / femme, a changé l’âme et le comportement des femmes, mais la société est encore arc-boutée sur sa vieille misogynie, alors je trouve ça très imprudent de la part des femmes de ne pas oser dire qu’elles sont féministes, c’est-à-dire pour l’égalité. C’est un humanisme, c’est la plus belle des causes !
Et vous en parlez dans votre livre comme la plus belle des guerres ?
Oui. C’était une guerre pacifique pour plus de justice et pour plus bonheur pour les deux sexes car un homme est bien plus heureux avec une femme libérée qu’avec une femme esclave. Mais qu’on lâche le mot féministe est très grave parce que la notion que ça soutient disparaît si on l’oublie !… il faut s’accrocher aux mots ! Au fond, je ne suis devenue féministe qu’à 40 ans, en 68, quand le féminisme a commencé à exister. Avant je n’avais pas d’étiquette pour centrer mes idées, j’avais des idées féministes, mais c’étaient des idées isolées, elles ne formaient pas un système. Quand j’ai découvert la situation des femmes qui, dans le monde entier, sont réduites à des citoyennes de seconde zone en écrivant « Ainsi soient elles », je me suis dit que c’est une nécessité d’être féministe.
On parle justement des mots qui sont si importants. J’ai lu dans votre biographie que, dans les années 80, vous avez assuré la présidence d’une commission de terminologie pour la féminisation des noms de métiers, de grades et de fonctions. Que pensez vous de l’évolution de ces féminisations 20 après ?
Il y a une évolution, ça commence dans une certaine catégorie de population, mais pas partout. Les mots en « eur » n’ont toujours pas de règle de formation dans la grammaire française : docteur, proviseur, auteur, pose problème. Sous prétexte que 10% des mots soulèvent la controverse, on nous dit que la féminisation ne tient pas debout alors qu’écrivaine, châtelaine… ça va tout seul et c’est refusé. Par contre, standardiste, concierge… Ça va très bien, mais dès qu’on monte dans l’échelle sociale, il faut se masculiniser. Les femmes sont à l’aise dans leurs professions, il faut qu’elles soient à l’aise dans les mots. Quand je dis que je suis une romancière, je fais une faute de français car je n’ose pas me qualifier d’écrivaine. Tous les grammairiens, les professeurs de prestige sont avec nous. Dans cette commission, on a découvert que le langage est un moyen d’affirmer la hiérarchie, c’est pas du tout un outil, c’est quelque chose qui symbolise les rapports dans la société.
Vous avez des projets d’écriture ?
Non. J’ai mis deux ans à écrire ce livre. Je suis ravie de faire autre chose !