Bruno Rives par Sahkti, le 19 avril 2008
Votre livre, "Aldo Manuzio, passions et secrets d'un Vénitien de génie", publié chez Librii, est un hommage à cet éditeur vénitien de la Renaissance. Comment est née la rencontre avec cet humaniste convaincu? Pourquoi lui?
Je devais rencontrer Aldo Manuzio. L'occasion m'en a été donnée lorsque le programme de mise en page Aldus PageMaker est sorti pour le Macintosh d'Apple. Aldus (le nom latin d'Aldo) m'a intrigué, et j'ai voulu en savoir plus. J'ai compris qu'Aldo Manuzio avait réussi là où Gutenberg avait échoué. Fascinant! A l'époque, je n'avais pas les nouveaux moyens d'investigation, le Larousse en 12 volumes ne donnait pas grand chose. J'ai eu aussi la chance de croiser Alan Kay, et de suivre les travaux de Nicholas Negroponte, des Aldo Manuzio des temps modernes, consacrant leur existence à améliorer la diffusion de la connaissance par l'électronique. Ils connaissent bien Aldo Manuzio, je l'aurais découvert par leur intermédiaire, immanquablement. Lorsque j'ai compris le rôle qu'Aldo avait joué et l'oubli dans lequel il était tombé, alors que l'histoire n'avait retenue que les guerres et les artistes payés pour divertir les grands, j'ai voulu faire un livre sur lui.
Le personnage de Marc est-il un peu, beaucoup, de vous-même? Il est, comme vous, féru de technologies nouvelles et de livres électroniques.
Marc tient un peu de moi, mais surtout des chercheurs que je connais. Je suis beaucoup plus extrême et passionné sur certains des sujets et personnages du livre. Marc est assez mesuré. Le père de Marc est plus proche de la réalité de mon père.
Combien d'heures de recherches avez-vous consacrées à ce roman, très documenté? Etes-vous, vous-même, parti en chasse des ouvrages originaux de Aldo Manuzio, chez les collectionneurs et dans les bibliothèques?
Il est difficile de répondre à une telle question. Je suis parti de très loin, je ne connaissais pas grand chose du sujet. Une vie n'aurait pas suffit sans l'Internet, en tout cas. Pendant trois ans, à temps partiel, et durant de longues journées, j'ai fouillé, discuté, comparé tout ce que je pouvais trouver: des articles, catalogues d'exposition, livres contemporains, comme des incunables et des productions d'Aldo Manuzio, à la Mazarine, à Sainte-Geneviève. J'en ai respiré quelques-uns, c'était indispensable. Ce qui m'a beaucoup aidé, ce sont les clés données par des érudits et experts du monde du livre et des arts. Ignare à côté des connaisseurs qui me renseignaient, je dépassais souvent leur niveau de connaissance, grâce à l'Internet. Une nouvelle ère dans la connaissance s'ouvre. Un peu ce qui est arrivé au temps d'Aldo. Avant lui, les étudiants qui n'avaient pas de livre apprenaient par coeur des vers de Virgile, après, ils accédaient à des grammaires. Le père de Marc a tout appris; pour lui les Grecs sont tout, mais son fils (qui ne connaissait rien de ces sujets) lui fait découvrir une autre réalité: les Etrusques avaient un ouvrage sur la philosophie de la vie découpé par tranche d'âge; leur civilisation est celle du livre; la femme était l'égal de l'homme. Troublant!
Pensez-vous que la perception du livre, en tant qu'objet, a profondément évolué depuis la Renaissance et cette époque où qualité d'édition comptait autant que le contenu proposé?
Je crois que la fascination pour l'objet et pour la création est restée. Mais l'évolution de l'univers du livre papier s'est traduite par une baisse sensible de la qualité. La situation est très différente pour qui sait intégrer les nouveaux modèles éditoriaux, économiques et marketing de l'Internet, de l'encre électronique, des consoles ou des ordinateurs de type XO.
Cet ouvrage est le premier titre des éditions Librii. Parlez-nous un peu de cet éditeur?
J'avais un éditeur, mais son approche était un peu trop classique et limitée par rapport à ce que je souhaitais sur papier comme en électronique. J'ai compris que cela serait la même chose avec un autre. Alors, j'ai favorisé la création d'une maison d'édition, dont Camille Bianchini est responsable du développement. Je crois que les nouveaux supports et les nouvelles formes de distribution imposent une rupture. C'est un retour à la Renaissance, lorsqu'une maison pouvait être à la fois éditeur, en tout ou partie auteur, atelier de composition/imprimeur, éventuellement libraire (même si le circuit de diffusion et de promotion externe est indispensable). Librii, ce sont les livres classiques et le "i" de l'internet, de l'interactif, de l'informatique. Son ambition est de publier des ouvrages qui sont comme des pistes, des clés vers un vaste sujet, et de l'ouvrir à tous par la forme utilisée. Elle est aussi de se servir des nouveaux supports pour dépasser le livre papier. Le papier électronique, la console de poche ou le XO aujourd'hui, les systèmes de réalité augmentée demain. Librii travaille sur de beaux projets: un laboratoire "édition et enseignement", une édition avec un grand auteur pour enfants, des versions enrichies d'ouvrages mythiques.
Bruno Rives, vous êtes spécialiste des nouveaux médias et de l'encre électronique. Votre ouvrage, disponible en version papier, l'est également au format électronique sur Internet. A vos yeux, quel est l'avenir du livre électronique? Qu'apporte-t-il?
L'encre électronique va supplanter l'encre classique, c'est une évidence. Cela ne veut pas dire que le livre électronique va remplacer le livre papier tel qu'on le connait. Mais il apporte bien des avantages: la bascule texte/audio dans la lecture, l'appel à des compléments, des sons, des commentaires, des petites animations explicatives; et beaucoup plus sur des dispositifs comme les consoles de poche. La version papier se fige avec l'impression, l'édition électronique s'enrichit. Ainsi, l'historique de l'ouvrage constitue une bonne partie de sa valeur, les lecteurs échangent les compléments de dispositif à dispositif. Et d'autres subtilités, comme l'accès à Wikipedia, aux blogs d'auteurs ou d'experts en cours de lecture. Les sciences cognitives assistent les lecteurs et contributeurs, permettant aux dispositifs de converser entre eux ou avec les humains: le livre des élèves s'ouvre à la même page que celui du professeur, la partition "écoute" la musique et tourne la page à temps; le livre connait son lecteur, son ergonomie s'y adapte, la matière s'organise en fonction de son niveau de connaissance. Je crois qu'avec la rigueur de recherche et de vérité que permet l'Internet, avec les formidables apports de l'électronique, l'écriture et l'édition vont changer de dimension.