Chloé Cruchaudet par Shelton, le 2 juin 2008
Chloé Cruchaudet lorsque l’on prend en main votre bande dessinée Groenland Mannathan, on ne peut que se demander comment est née cette envie de raconter la vie de Minik, esquimau déplacé de force du Groenland à New York ?
J’ai toujours aimé les biographies et documentaires, en particulier les ouvrages de la collection « Terre Humaine » de Jean Malaurie fondée en 1955. Un jour, j’ai trouvé le livre de Kenn Harper, « Minik, l’esquimau déraciné », un récit de l’expédition de Peary qui a ramené en Amérique quelques Esquimaux à la fin du dix-neuvième siècle. C’était presque froid, hyper documenté, quasiment écrit de façon scientifique. Tout était chiffré : les jours d’expédition, les kilomètres parcourus, les kilogrammes de vivres restant à bord… Je me suis amusée à imaginer tout ce qui n’était pas dit, écrit, raconté. Comme si le récit de Kenn Harper était un puzzle incomplet. Il manquait des pièces, c’était à moi de les retrouver ! J’ai beaucoup écumé les archives pour retrouver des éléments réels, même si dans ce genre de travail il y a une part de fiction, d’imagination de l’auteur. Pour avancer dans mon récit, je me suis mis à la place du jeune Minik, j’ai essayé de comprendre ce qu’il avait ressenti, vécu, pour le transmettre par le texte et le dessin.
Mais sans pour autant parler à sa place, à la première personne ?
Non ! J’aurais pu le faire s’il s’était agit d’un personnage de fiction. Mais Minik est un personnage de l’histoire. Il a existé réellement. C’est situation m’a poussée a beaucoup d’humilité. Je voulais parler de sa vie, de ses sentiments, de son ressenti, pas me mettre à sa place et c’est très naturellement que je me suis trouvée en position de narratrice.
Pourquoi dans les phases de rêves, le ton change ?
Tout d’abord, ces phases de rêves sont des petits espaces de liberté pour moi. Je suis d’autant plus à l’aise à ces moments là que les rêves de Minik relèvent totalement de la fiction, de la création de l’auteur. Il ne les a jamais racontés. Mais j’ai profité de ces moments-là pour montrer comment on pouvait avoir un système de représentation différent selon la culture, l’âge, le lieu de vie. Par exemple, quand il rêve sur le bateau, il est encore un enfant et il n’y a aucune perspective dans les dessins… Plus tard, quand il est aux Etats-Unis, comme nous sommes en plein début du cinéma, il a un rêve sur le mode cinématographique naissant… Ces rêves sont donc des espace de liberté de l’auteur mais qui participent au récit, aussi, d’une façon spécifique, particulière, avec un graphisme différent.
Pourquoi avoir puisé votre scénario dans l’histoire réelle des hommes et non dans votre imagination ?
Je suis persuadée que l’histoire est plus riche que l’imagination. En effet, si on quitte la grande histoire, celle des faits et des dates, des grands personnages et des traités, il nous reste cette immense champ de la petite histoire, celle qui met en œuvre les femmes et les hommes. On ne pourrait pas imaginer tout ce que les êtres humains ont déjà vécu. La réalité dépasse vraiment la fiction. Fouiller l’histoire, creuser, compléter, boucher les trous, y glisser les pièces du puzzle que l’on découvre par hasard, faire naître de l’empathie pour des êtres disparus depuis longtemps, tout cela pour moi est fantastique et engendre ma joie de raconter. On part de la vie quotidienne pour entrer dans un récit qui fascine et fait rêver.
Quand il a fallu quitter le récit de Kenn Harper pour combler ses lacunes, avez-vous rencontré des difficultés particulières ?
C’est toujours délicat. Je me suis efforcée de le faire presque de façon scientifique. A un moment donné, j’avais entre les mains des tonnes d’archives et j’avais du mal à y voir clair ? C’est alors que j’ai rencontré quelqu’un qui m’a aidée. J’ai commencé par découvrir qu’un réalisateur avait tourné un documentaire sur les Inuits. N’arrivant pas à me procurer le support du documentaire, je me suis adressée directement à Delphine Deloget, la réalisatrice. Elle a été très disponible, m’a envoyé le DVD de son travail, « Qui se souvient de Minik ? ». Elle aussi était passionnée par le sujet et nous sommes devenues amies. A partir de ce moment-là, j’ai eu quelqu’un avec qui partager sur le thème, sur les personnages, sur les zones d’ombre. Ce fut, aussi, un soulagement pour mes proches qui ne furent plus obligés de subir toutes mes discussions et interrogations sur le Pole Nord, les sentiments de Minik… Delphine était d’autant plus importante pour moi, qu’elle avait entièrement refait le périple de Minik, du Groenland à New York, et m’a apporté un autre regard ainsi que beaucoup d’informations. Nos rencontres étaient très vivantes, on émettait des hypothèses sur les zones d’ombres de l’histoire et c’était comme si on faisait nos petits ragots sur des personnes de notre connaissance alors qu’elles avaient vécu depuis plus d’un siècle. Nous nous sommes prises au jeu de deviner quelles étaient les différentes personnalités de certains des personnages du récit et elle est devenue ma première lectrice.
Quand on travaille sur ce dossier, que l’on voit des comportement aussi inexplicables qui relèverait aujourd’hui, avec nos critères du racisme voir pire, est-il possible de rester objectif, de parler de ces personnages sans les haïr instantanément ?
Justement j’ai essayé d’éviter d’être condescendante ou systématiquement critique face au système de pensée du dix-neuvième siècle malgré notre état d’esprit actuel. Comme j’ai essayé de le montrer, même pour l’accompagnateur de Robert Perry , Mattiew Hanson la hiérarchie humaine semble naturelle dans son esprit, c’était une chose établie en son temps. C’est pour cela que j’ai lu un maximum de documents sur cette époque pour bien le mesurer. Ce n’était pas, non plus, le particularisme ou l’apanage des seuls Américains de sous-estimer les indigènes, de les observer comme des animaux rares, de faire ce genre de manipulations. Un peu partout, même en France, on n’a pas fait mieux. Ce qui est ambigu et surprenant, c’est la condescendance paternaliste qui était développée envers ces peuples indigènes, pleine de bon sentiments mais si dramatique dans les faits. Les scientifiques ont mesuré sous toutes les coutures ces « sauvages ». Il fallait, peut-être, en passer par la pour arriver à notre point de vue sur l’humanité d’aujourd’hui. La science et notre vision de l’homme ont été le fruit d’un cheminement. Il a fallu des erreurs, si dramatiques soient-elles, pour que nous arrivions à comprendre que tous les hommes étaient de même nature, étaient égaux en droits. A la fin du dix-neuvième siècle, nous sommes encore très près de l’abolition de l’esclavage. Les Etats-Unis n’ont pas encore compris que les Noirs et les Indiens sont des êtres humains comme les Blancs. Les Esquimaux, dans ce cadre-là, sont encore plus exotiques. On les observe comme des animaux d’une région lointaine. Certes, tous les contemporains de cette histoire ne fonctionnent pas de la même façon. Quelques personnages sont très proches d’un regard humaniste, plus profond que la moyenne de leur compatriotes. Ceux qui se sont émus, qui ont soulevé l’opinion, ce sont, bien souvent, les journalistes. Ils sont seuls mais, parfois, ils le font aussi pour mieux vendre leurs journaux et il est difficile de savoir s’ils étaient sincères. Ils en ont rajouté des couches, des mises en scène mélodramatiques pour augmenter les tirages de cette presse à scandale qui venait de prendre son essor. Les employés du musée auraient pu réagir mais lorsqu’ils s’interrogent ils sont immédiatement happés par l’institution qui minimisent leur attitude, les engluent dans des questions administratives et relativise, voir interdit, toute prise de conscience.
Qui était ce Peary, cet explorateur par qui tout arrive ?
Robert Peary est un explorateur américain, celui qui est considéré, au moins par certains, comme le premier à avoir découvert le Pôle Nord (6 avril 1909). Mais avant d’y arriver, il était obsédé par cette envie d’être le premier à l’atteindre. Il a commencé par aller au Groenland, étape d’acclimatation. C’est lui qui a montré que cette terre était une île. Mais, ses expéditions engloutissaient des sommes énormes d’argent Pour chacune d’elle, chaque voyage, il devait rapporter des « souvenirs » pour chaque mécène qui lui avait donné de l’argent. Il s’est retrouvé pris au piège, il a ramené, un jour, ces Esquimaux comme un trophées, comme un moyen de paiement, comme il avait rapporté des peaux d’ours. Ces retours étaient aussi l’occasion de grandes tournées de conférences pour faire entrer de l’argent pour la prochaine expédition. Ce que l’on pourrait lui reprocher, c’est de s’être totalement désintéressé des Esquimaux une fois aux Etats-Unis. Il ne les a jamais revu. Il a croisé, une seule fois, Minik. Mépris ? Inconscience ? Ce qui est certain, c’est qu’il était si absorbé par sa conquête du pôle qu’il était incapable de penser à ces Esquimaux. S »il s’est rendu compte qu’il avait commis une erreur, il n’a jamais montré le moindre regret. Il faut préciser que sa vie s’est terminé, lui aussi, dans le pathétique et le drame. En effet, après sa conquête du pôle personne ne l’a cru, personne ne voulait le reconnaître comme le premier à avoir été sur cet espace mythique. La polémique avec un autre explorateur, Cook, a été tranchée par le congrès américain qui a donné raison à Peary. Mais, dès lors, plus rien ne le motivait. Il avait eu « son pôle » et il est mort ruiné et dans l’anonymat le plus total.
Le pole Nord était un mythe, une sorte de Graal pour des explorateurs comme Cook et Peary. Quand on lit votre album, on se dit aussi que vous êtes dans le récit mythique avec une vision romantique de cette terre froide lointaine...
Complètement ! Je suis certaine d’avoir une vision fantasmée du Groenland. Cette terre froide est pour moi exotique à souhait. Je n’y suis jamais allée. Je n’aime pas beaucoup voyager, si ce n’est en pantoufles avec un crayon dans les mains. C’est cette capacité à sortir de chez moi et entraîner le lecteur dans mon voyage que j’apprécie beaucoup dans la bande dessinée. Mais pour revenir à votre question, oui, ce Groenland est romantique, Minik devient un personnage mythique et mon récit partant du réel mais portant des zones de fiction participe à cette façon d’immortaliser le personnage bien réel de l’histoire. J’espère même avoir participer à augmenter l’empathie et la sympathie pour Minik malgré ses défaut car ce n’était pas qu’un personnage sympathique.
D’ailleurs, en parlant de Minik, vous n’évoquez jamais sa sexualité…
En fait, ce fut un grand sujet de la discussion avec Delphine Deloget. Pourquoi aussi peu d’éléments sur sa sexualité dans les documents. Certes, il ne vécut que 28 ans, mais on peut supposer que certains scientifiques auraient pris beaucoup de soins à en parler s’il y avait eu des éléments précis à donner. Sauf… Nous pensons que Minik était homosexuel ? C’est une supposition qui peut s’appuyer sur le fait qu’il a vécu, à un moment donné, certes une courte période, avec un homme dans un hôtel. Ce n’est qu’une hypothèse, mais qui n’est pas absurde. Il était incapable de vivre une relation durable dans le temps. Les chocs successifs de sa vie l’ont empêché de se construire, de s’équilibrer, de s’épanouir. Il était aussi mythomane, aujourd’hui, on dirait qu’il était complètement borderline. L’aspect de sa sexualité n’a pas été abordé dans l’ouvrage, aussi, parce qu’il aurait fallu 150 pages de plus sin on voulait faire le tour de toute la question. Rappelons qu’il a vécu quelque temps avec une femme esquimaude sans plus de bonheur que le reste de sa vie…
Vous n’abordez pas la fin de vie de Minik. Comment est-il mort?
Le destin de Minik est éminemment tragique. Très rapidement à son arrivée aux Etats-Unis il perd son père de tuberculose aiguë, comme tous les autres esquimaux déplacés. Il est le seul survivant. Toute sa vie il est malade. Il faut dire, même si ça n’explique pas tout, que les esquimaux n’étaient pas immunisés comme les Blancs des Etats-Unis. Un vieux proverbe du Groenland disait que lorsque l’on voyait l’homme Blanc à l’horizon, la tribu tombait malade. Minik, finira sa vie en devenant bûcheron dans le Massachusetts. Ce fut probablement la seule période paisible de sa vie avec des déracinés venant d’Europe. Malheureusement ce sera de courte durée, puisqu(il décède à l’âge de 28 ans de la grippe espagnole. Mais cette fin n’était pas pour nous dans la même dynamique du récit de son déracinement et de son malaise de vivre avec les uns et les autres…