Feint

avatar 19/06/2024 @ 08:45:34
Ça m'a fait penser à ceci, forcément :

Remettre un homme debout

Ils habitaient encore les Terres Sainville, et parfois elle demandait à sa mère de venir avec elle respirer un peu sur la Jetée de Fort-de-France. Elle avait besoin de sortir mais sa mère avait beaucoup de scrupules à laisser son mari tout seul malade, et elle ne voulait pas non plus que sa fille sorte sans elle.
Une fois, en rentrant à la maison, elles sont passées devant un bar où se trouvaient des marins de l’Emile-Bertin, le bateau-amiral commandé par l’Amiral Robert, où se trouvait tout l’or de la Banque de France. Ces gens-là, c’était Vichy en Martinique. Le bateau servait de prison à ceux qui avaient osé parler du Général de Gaulle.
Les marins étaient dans ce bar, ils riaient avec des prostituées. Au moment où la mère et la fille sont passées devant, elles ont vu dégringoler sur le trottoir, jeté dehors par les marins, un vieil homme qui avait dû aller là boire un ti-punch. Oui, peut-être plusieurs. Sûrement plusieurs. Il est tombé à leurs pieds. A elle, son sang n’a fait qu’un tour. Elle s’est mise à hurler, à leur dire que c’était une honte de se conduire de cette façon, pour des représentants de la France, de profiter de la faiblesse d’un vieil homme qui était dans son pays. Les marins se montraient menaçants. Ils avaient bu, ils étaient grossiers. Elle avait peut-être seize ans. Sa mère la suppliait : « Allons-nous-en, ma fille ! »

Il entend sa voix, la voix de sa grand-mère. Il a l’impression qu’en d’autres circonstances, il l’a l’entendue prononcer cette phrase : « Allons-nous-en, ma fille ! »)
Il se demande si, à cet âge-là, il n’aurait pas été du genre à s’en aller.

Elles ont aidé ce monsieur à se remettre sur ses pieds.

Non, elle n’avait pas seize ans. Apparemment l’Emile-Bertin n’est resté au mouillage en Martinique que jusqu’en mai 1942. Elle n’avait même pas treize ans. Mais on n’a pas besoin d’être bien grand pour voir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas.
Et puis à presque treize ans elle était déjà grande, en fait.


("Elle", c'est ma mère. "Elles" : ma mère et ma grand-mère. "Il" : moi.)

Saint Jean-Baptiste 19/06/2024 @ 10:50:27
Un souvenir extraordinaire ! On en redemande des témoignages pareils.

Pieronnelle

avatar 19/06/2024 @ 12:39:09
Ça m'a fait penser à ceci, forcément :

Remettre un homme debout

Ils habitaient encore les Terres Sainville, et parfois elle demandait à sa mère de venir avec elle respirer un peu sur la Jetée de Fort-de-France. Elle avait besoin de sortir mais sa mère avait beaucoup de scrupules à laisser son mari tout seul malade, et elle ne voulait pas non plus que sa fille sorte sans elle.
Une fois, en rentrant à la maison, elles sont passées devant un bar où se trouvaient des marins de l’Emile-Bertin, le bateau-amiral commandé par l’Amiral Robert, où se trouvait tout l’or de la Banque de France. Ces gens-là, c’était Vichy en Martinique. Le bateau servait de prison à ceux qui avaient osé parler du Général de Gaulle.
Les marins étaient dans ce bar, ils riaient avec des prostituées. Au moment où la mère et la fille sont passées devant, elles ont vu dégringoler sur le trottoir, jeté dehors par les marins, un vieil homme qui avait dû aller là boire un ti-punch. Oui, peut-être plusieurs. Sûrement plusieurs. Il est tombé à leurs pieds. A elle, son sang n’a fait qu’un tour. Elle s’est mise à hurler, à leur dire que c’était une honte de se conduire de cette façon, pour des représentants de la France, de profiter de la faiblesse d’un vieil homme qui était dans son pays. Les marins se montraient menaçants. Ils avaient bu, ils étaient grossiers. Elle avait peut-être seize ans. Sa mère la suppliait : « Allons-nous-en, ma fille ! »

Il entend sa voix, la voix de sa grand-mère. Il a l’impression qu’en d’autres circonstances, il l’a l’entendue prononcer cette phrase : « Allons-nous-en, ma fille ! »)
Il se demande si, à cet âge-là, il n’aurait pas été du genre à s’en aller.

Elles ont aidé ce monsieur à se remettre sur ses pieds.

Non, elle n’avait pas seize ans. Apparemment l’Emile-Bertin n’est resté au mouillage en Martinique que jusqu’en mai 1942. Elle n’avait même pas treize ans. Mais on n’a pas besoin d’être bien grand pour voir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas.
Et puis à presque treize ans elle était déjà grande, en fait.


("Elle", c'est ma mère. "Elles" : ma mère et ma grand-mère. "Il" : moi.)

Magnifique !!

Eric Eliès
avatar 19/06/2024 @ 14:36:09
@Feint, très jolie évocation, pleine de la lumière de la vie vécue tamisée par le souvenir... Je me permets juste une précision : l'amiral Robert n'était pas le commandant du croiseur Emile-Bertin, mais le haut commissaire de la République aux Antilles. Le navire, qui avait effectivement assuré l'évacuation de la banque de France (au départ de Brest) était commandé par le capitaine de vaisseau Battet (dont un neveu entrera aussi dans la marine et deviendra plus tard chef d'état-major). Cette histoire d'or a alimenté des légendes urbaines, aussi bien à Brest qu'à Fort de France, où la rumeur court que des lingots auraient été subtilisés et seraient encore cachés dans des souterrains...

Feint

avatar 19/06/2024 @ 15:32:34
@Feint, très jolie évocation, pleine de la lumière de la vie vécue tamisée par le souvenir... Je me permets juste une précision : l'amiral Robert n'était pas le commandant du croiseur Emile-Bertin, mais le haut commissaire de la République aux Antilles. Le navire, qui avait effectivement assuré l'évacuation de la banque de France (au départ de Brest) était commandé par le capitaine de vaisseau Battet (dont un neveu entrera aussi dans la marine et deviendra plus tard chef d'état-major). Cette histoire d'or a alimenté des légendes urbaines, aussi bien à Brest qu'à Fort de France, où la rumeur court que des lingots auraient été subtilisés et seraient encore cachés dans des souterrains...
Merci Eric pour la précision. A ma décharge, je n'ai pas cherché la vérité historique (sauf pour vérifier l'âge de ma mère lors de cet événement) ; puisque ce livre est écrit à partir de souvenirs, qui peuvent ne pas être parfaitement conformes à l'Histoire. En l'occurrence, pour la population locale, la présence de l'Emile-Bertin dans la rade de Fort-de-France était naturellement associé au nom de l'Amiral Robert - au point même qu'enfant, je crois bien que je confondais le bateau avec le bonhomme !
(Ici l'évocation du livre à Télématin sur France 2 lors de sa sortie : https://www.youtube.com/shorts/GQQV2rbR2ms )

Feint

avatar 21/06/2024 @ 14:05:11
Un souvenir extraordinaire ! On en redemande des témoignages pareils.


Magnifique !!

Merci ! (pour elle surtout)

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